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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (2/7) > A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (2/7) Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au moment de
chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne émission de la
voix à chanter debout, il est malheureux seulement que les choristes, cédant
trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s'asseoir aussitôt que
leur phrase est unie; car dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux
chœurs dialoguant fréquemment sont en outre coupés à chaque,
instant par des solos récitants, il s'ensuit qu'il y a toujours quelque groupe
qui se lève ou quelque autre qui s'assied, et à la longue cette succession de
mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule; elle
ôte d'ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux
indiquant d'avance à l'oreille le point de la masse vocale d'où le son va
partir. J'aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s'ils ne
peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent
instantanément si le directeur sait bien dire: Je veux ou je ne veux pas.
Quoi qu'il en soit, l'exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque
chose d'imposant, le premier tutti des deux chœurs m'a coupé la respiration:
j'étais loin de m'attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique.
Il faut reconnaître cependant qu'on se blase sur cette belle sonorité beaucoup
plus vite que sur celle de l'orchestre, les timbres des voix étant moins variés
que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n'y a guère que quatre voix de
natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces
s'élève à plus de trente.
Vous n'attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la
grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites que j'ai dû
m'imposer. D'ailleurs, le fragment qu'on en a exécuté au Conservatoire, il y a
trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de
l'auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes
pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû
m'échapper n'entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant
en conséquence apprécier le mérite de l'expression.
Quand on vient de Paris et qu'on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y
croire, être témoin de l'attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle
composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret ; pas un mouvement
dans l'auditoire, pas un murmure d'approbation ni de blâme, pas un
applaudissement ; on est au prêche, on entend chanter l'Évangile, on assiste en
silence non pas au concert, mais au service divin. Et c'est vraiment ainsi que
cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans
supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question ; un
hérétique ferait horreur, il est même défendu d'en parler. Bach, c'est Bach,
comme Dieu c'est Dieu.
Quelques jours après l'exécution du chef-d'œuvre de Bach, l'Académie de chant
annonça celle de la Mort de Jésus de Graun. Voilà encore une partition
consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin
spécialement, tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord
de l'Allemagne. Vous jugez de l'intérêt que m'offrait cette seconde soirée,
surtout après l'impression que j'avais reçue de la première, et de
l'empressement que j'aurais mis à connaître l'œuvre de prédilection du maître de
chapelle du grand Frédéric! Voyez mon malheur ! je tombe malade précisément ce
jour-là: le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable
docteur Gaspard) me défend de quitter ma chambre; vainement on m'engage encore
à venir admirer un célèbre organiste: le docteur est inflexible; et ce n'est
qu'après la semaine sainte, quand il n'y a plus ni oratorio, ni fugues, ni
chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du
silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de
Berlin, qu'on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou
non, il faudra bien que j'entende la musique de Graun, et je l'entendrai, soyez
tranquille,
dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en
parler... Ainsi donc, il est décidé que vous n'en saurez jamais rien par moi;
alors faites le voyage, et ce sera vous qui m'en direz des nouvelles.
Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté
pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisque, à toutes les heures du
jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites
troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands
ensembles que le directeur-instructeur des bandes militaires de Berlin et de
Post-dam ( Wiprecht ) peut former quand il veut. Figurez-vous qu'il a sous ses
ordre une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant
bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature
de poumons infatigables et de lèvres de cuir. De là l'extrême facilité avec
laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos
artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et non des
musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que
j'avais d'entendre et d'étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse
bonté de m'inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de
donner à Wiprecht des ordres en conséquence.
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