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Dix écrits de Richard Wagner - Halévy et la reine de Chypre (2/9) > Halévy et la reine de Chypre (2/9) Certes, le talent d'Halévy ne manque ni de fraîcheur ni de grâce ; toutefois,
par son caractère prédominant de gravité passionnée, il était destiné à se
développer dans toute sa force et dans toute son étendue sur notre grande scène
lyrique. Une chose digne de remarque, c'est que c'est en ceci que le talent
d'Halévy se distingue essentiellement de celui d'Auber et de la plupart des
compositeurs français, dont la véritable patrie est décidément l'opéra-comique.
Cette institution nationale, où les diverses modifications, les changements si
curieux du caractère et du goût français se sont manifestés avec le plus de
clarté et
de la manière la plus populaire, a été de tout temps le domaine exclusif des
compositeurs français ; c'est là qu'Auber a pu révéler le plus sûrement et
le plus facilement toute la fécondité, toute la flexibilité de son talent. Sa
musique, tout à la fois élégante et populaire, facile et précise, gracieuse et
hardie, se laissant aller avec un sans-façon merveilleux à son caprice, avait
toutes les qualités nécessaires pour s'emparer du goût du public et le dominer.
Il s'empara de la chanson avec une vivacité spirituelle, en multiplia les
rythmes à l'infini, et sut donner aux morceaux d'ensemble un entrain, une
fraîcheur caractéristiques à peu près inconnus avant lui. L'opéra-comique est
décidément le véritable domaine du talent d'Auber ; lorsqu'il se hasarda sur
notre grande scène lyrique, il ne fit qu'agrandir le terrain sans le quitter.
Après avoir développé et exercé ses forces à l'Opéra-Comique, il livra enfin
tine grande bataille, dont il affronta les hasards avec autant de bravoure et
d'énergie que les joyeux élégants de Paris en déployèrent aux fameuses journées
de Juillet. Le prix de la victoire ne fut pas moindre que le succès colossal de
la Muette.
Il en est tout autrement d'Halévy. Sa constitution vigoureuse, l'énergie
concentrée qui caractérise sa nature, lui assuraient tout d'abord une place sur
notre premier théâtre lyrique. Selon l'usage, il débuta à l'Opéra-Comique ;
toutefois,
c'est au Grand-Opéra seulement qu'il révéla tout ce que son talent avait de
profondeur et d'étendue. Quoique dans les compositions d'un ordre inférieur il
ait parfaitement réussi à détendre les ressorts de son énergie naturelle, à lui
communiquer ces allures d'élégance gracieuse qui réjouit et flatte les sens,
sans nous donner des jouissances bien profondes, sans émouvoir bien fortement
notre sensibilité, je n'hésite pas à proclamer que ce qui caractérise
essentiellement l'inspiration d'Halévy, c'est avant tout le pathétique de la
haute tragédie lyrique.
Rien n'était mieux assorti au genre de son talent que le sujet de la Juive. On
dirait que l'artiste a trouvé, sur son chemin, par une espèce de fatalité, ce
livret qui devait provoquer chez lui l'emploi de toutes ses forces. C'est dans
la Juive que la véritable vocation d'Halévy se manifesta d'une manière
irréfragable, et par les preuves les plus frappantes et les plus multipliées :
cette vocation, c'est d'écrire de la musique telle qu'elle jaillit des plus
intimes et des plus puissantes profondeurs de la nature humaine.
Il est effrayant, et cela vous donne le vertige, de sonder du regard les
terribles profondeurs que renferme le cœur de l'homme. Quant au poète, il lui
est impossible de rendre par la parole tout ce qui se passe au fond de cette
source intarissable, qui s'agite tour à tour au souffle de Dieu et du démon ; il
vous parlera de
haine, d'amour, de fanatisme, de délire ; il pourra vous mettre sous les yeux
les actes extérieurs qui s'engendrent à la surface de ces profondeurs; mais il
ne pourra vous y faire descendre, les dévoiler à vos regards. C'est à la musique
seule qu'il est réservé de révéler les éléments primitifs de cette merveilleuse
nature, c'est dans son charme mystérieux que se manifeste à notre âme ce grand
et ineffable mystère. Et le musicien qui exerce son art dans ce sens peut seul
se vanter d'en posséder toutes les ressources. Parmi les maîtres les plus
brillants et les plus vantes que cite l'histoire de l'art musical, il en est
fort peu qui, sous ce rapport, seraient fondés à revendiquer la dignité de
musicien. Parmi les compositeurs dont les noms circulent de bouche en bouche,
combien n'en est-il pas qui ignoraient et qui ignoreront toujours que sous ces
dehors séduisants, si splendides, que seuls il leur était donné d'apercevoir, se
cachait une profondeur, une richesse immense comme la création? Or, au petit
nombre de véritables musiciens, dans ce sens, il faut placer Halévy.
Ainsi que nous l'avons dit, c'est dans la Juive qu'Halévy a révélé sa vocation
pour la tragédie lyrique. En essayant de caractériser sa musique, il importait
de signaler d'abord les profondeurs : c'est son point de départ, c'est de là
qu'il envisage l'art musical. Je ne parle point de cette passion sensible,
passagère, échauffant le sang
pour s'éteindre aussitôt : je parle de cette faculté de s'émouvoir, puissante,
intime et profonde, vivifiant et bouleversant le monde moral de tout temps.
C'est elle qui constitue l'élément magique dans cette partition de la Juive ;
c'est la source d'où jaillit à la fois le fanatisme d'Eléazar, cette rage si
farouche et si sombre, et qui de temps à autre jette pourtant des flammes si
éblouissantes, et l'amour douloureux où se consume le cœur de Rachel. Enfin
c'est ce principe qui donne la vie à chacune des figures qui apparaissent dans
ce drame terrible, et c'est ainsi qu'au milieu des plus violents contrastes,
l'auteur a su conserver l'unité esthétique, et qu'il a évité tout effet trop
heurté et qui pût choquer. ***
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