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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (2/9) >  Une visite à Beethoven (2/9) Quelle fut ma joie en me voyant libre enfin d'accomplir mon projet ! quel fut 
mon bonheur en faisant mes préparatifs de départ ! Ce fut avec une sainte 
émotion que je franchis la porte de la ville pour me diriger vers le Sud. 
J'aurais volontiers pris place dans une diligence, non que je redoutasse la 
fatigue d'un voyage à pied (quelle épreuve m'eût paru trop pénible pour voir mon
souhait exaucé!), mais c'est que je serais ainsi arrivé plus vite à Vienne. 
Malheureusement, mon renom en qualité de compositeur de galops n'était pas 
encore devenu assez célèbre pour me permettre une telle commodité. Cette 
réflexion m'inspira une résignation à toute épreuve, et je me félicitai d'avoir 
déjà surmonté tant d'obstacles. De quels rêves enchanteurs ne se berçait pas mon 
imagination ! Un amoureux revenant après une longue absence auprès de sa 
bien-aimée ne sent pas plus délicieusement battre son cœur. Je traversai ainsi 
les belles campagnes de la Bohême, ce pays privilégié des joueurs de harpe et 
des chanteurs nomades. Dans un petit bourg, je fis la rencontre d'une de ces 
nombreuses troupes de musiciens ambulants, orchestre mobile composé d'un violon, 
d'une basse, d'une clarinette, d'une flûte et de deux cors, sans compter une 
harpiste et deux chanteuses pourvues d'assez jolies voix. Pour quelques pièces 
de monnaie, ils exécutaient des airs de danse ou chantaient quelques ballades, 
et puis ils allaient plus loin recommencer le même manège. Un jour, je les 
trouvai de nouveau sur mon chemin, campés à l'abri d'un quinconce qui bordait la 
grande route, et occupés à prendre un frugal repas. Je me présentai à l'escouade 
comme exerçant le même métier qu'eux, et nous fûmes bientôt amis ensemble. Je 
m'informai timidement si  leur répertoire de contredanses contenait quelques-uns 
des galops dont j'étais l'auteur;
mais, Dieu merci ! ils n'en avaient point entendu parler, et leur ignorance me 
combla de joie. — Mais vous jouez aussi, leur dis-je, d'autre musique que des 
contredanses ? — Sans doute, me répondirent-ils, mais seulement entre nous, et 
non pas devant le monde. En même temps ils déballèrent leur musique, et mon 
premier coup d'oeil tomba sur le grand septuor de Beethoven. Je leur demandai 
avec surprise si c'était là un de leurs morceaux favoris. — Pourquoi donc pas ? 
répliqua le plus âgé de la troupe ; si Joseph n'avait pas mal à la main, et qu'il 
pût remplir la partie du premier violon, nous nous donnerions ici même ce 
plaisir. Dans un transport d'ivresse, je m'emparai vivement du violon de Joseph, 
en promettant de faire de mon mieux pour le remplacer, et nous entreprîmes 
aussitôt le septuor. 
Quel ravissement d'entendre là, à ciel ouvert, au bord d'une grande route de la 
Bohême, ce magnifique ouvrage exécuté par une bande de musiciens ambulants avec 
une pureté, une précision et une profondeur de sentiment telles qu'on les trouve 
rarement chez les virtuoses les plus huppés. Grand Beethoven! ce fut vraiment 
un sacrifice digne de ton génie auquel je participai. Nous étions arrivés au 
finale quand une chaise de poste élégante, que nous n'avions pu apercevoir à 
cause du coude de la chaussée, s'arrêta silencieusement en face de nous. Un 
jeune homme d'une taille excessivement élancée, et d'un blond
non moins exagéré, était étendu sur les coussins, et prêtait à nos accords une 
oreille attentive ; puis il tira de sa poche un agenda pour y consigner quelques 
notes, et après avoir jeté devant nous une pièce d'or, il continua sa route en 
adressant à son domestique quelques mots d'anglais. 
Cet événement nous interloqua un peu ; heureusement que le septuor était fini. 
J'embrassai mes nouveaux amis, et je me disposai à faire route avec eux ; mais 
ils me dirent qu'ils allaient prendre les chemins de traverse pour se rendre à 
leur village natal. Je les aurais certainement suivis, si mon voyage n'avait pas 
eu un but aussi solennel. Enfin, nous nous séparâmes avec une émotion 
réciproque. Plus tard je me rappelai que personne n'avait ramassé la pièce d'or 
du voyageur anglais. 
Dans la première auberge où j'entrai pour manger un morceau, je trouvai mon 
gentleman attablé devant un copieux dîner. Il m'examina longtemps avec 
curiosité, et m'adressant enfin la parole en mauvais allemand, il me demanda ce 
qu'étaient devenus mes camarades. — Ils sont retournés chez eux, lui dis-je. — 
Eh bien ! prenez votre violon, me dit-il, et jouez-moi quelque chose ; voici de 
l'argent. Blessé de cette injonction, je lui répondis que je n'étais pas un 
artiste mercenaire, et que d'ailleurs je n'avais pas de violon ; et enfin je lui 
fis le récit de ma rencontre avec ces musiciens. — Des musiciens excellents!
repartit l'Anglais, et dignes de la belle symphonie de Beethoven. Frappé à mon 
endroit sensible, je demandai à l'Anglais s'il faisait aussi de la musique. — 
Yes ! me dit-il, je joue de la flûte deux fois par semaine, le jeudi je donne du 
cor de chasse, et le dimanche je compose. » Voilà, me dis-je, un temps bien 
employé! Jamais je n'avais entendu parler d'artiste anglais en tournée, et je 
jugeai que celui-ci devait faire de bien bonnes affaires pour courir le pays en 
si brillant équipage.— Vous êtes donc musicien de profession ? lui dis-je. Il me fit longtemps 
attendre sa réponse ; enfin il me dit, en appuyant lentement sur ses paroles, 
qu'il avait beaucoup d'argent. Je compris soudain ma méprise, et je vis bien que 
ma question l'avait choqué. Je dissimulai mon embarras en gardant le silence, et 
je terminai à l'écart mon modeste repas. L'Anglais, qui m'avait considéré de 
nouveau avec attention, se rapprocha de moi et me dit :— Connaissez-vous 
Beethoven?— Je ne suis pas encore allé à Vienne, répondis-je, mais je m'y rends 
actuellement, et c'est précisément pour satisfaire mon ardent désir de voir cet 
illustre maître. — D'où venez-vous ? ajouta-t-il. —De la ville de L... — Oh ! ce 
n'est pas loin; moi, je viens d'Angleterre, et c'est aussi dans l'unique but de 
connaître la personne de Beethoven. Eh bien ! nous le visiterons ensemble. C'est 
un bien grand compositeur! ***
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- Avant-propos
- De la musique allemande
- « Stabat Mater », de Pergolèse
- Du métier de virtuose
- Une visite à Beethoven
- De l'ouverture
- Un musicien étranger à Paris
- Le musicien et la publicité
- Le « Freischütz »
- Une soirée heureuse
- Halévy et « la Reine de Chypre »
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