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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLIX. Concert du 16 décembre 1838. — Paganini, sa lettre, son présent. — Élan religieux de ma femme. — Fureurs, joies et calomnies. — Ma visite à Paganini. — Son départ. — J'écris Roméo et Juliette. — Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu. (3/3) > XLIX. Concert du 16 décembre 1838. — Paganini, sa lettre, son présent. — Élan religieux de ma femme. — Fureurs, joies et calomnies. — Ma visite à Paganini. — Son départ. — J'écris Roméo et Juliette. — Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu. (3/3) Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d'une fort belle somme, je ne
songeai qu'à l'employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail
cessant, j'écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre
grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d'être dédiée à
l'artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet,
Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour
Marseille, et de là pour Nice, d'où, hélas, il n'est plus revenu. Je lui soumis
par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je
lui avais parlé.
« Je n'ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez
mieux que personne ce qui peut vous convenir. »
Enfin, après une assez longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une symphonie
avec chœurs, solos de chant et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare,
Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J'écrivis en
prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique
instrumentale; Emile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa
facilité extraordinaire, le mit en vers, et je commençai.
Ah ! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins presque plus ; j'avais de
l'argent, Paganini me l'avait donné
pour faire de la musique, et j'en lis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m'interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que
ce fût.
De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle vigueur je
nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la
fantaisie, sous les chaux rayons de ce soleil d'amour qu'alluma Shakespeare, et
me croyant la force d'arriver à l'île merveilleuse où s'élève le temple de l'art
pur!
Il ne m'appartient pas de décider si j'y suis parvenu. Telle qu'elle était
alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au
Conservatoire et trois fois elle parut avoir un grand succès. Je sentis pourtant
aussitôt que j'aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l'étudier
sérieusement sous toutes ses faces. A mon vif regret Paganini ne l'a jamais
entendue ni lue. J'espérais toujours le voir revenir à Paris, j'attendais
d'ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui
envoyer; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant
d'autres poignants chagrins, celui d'ignorer s'il eût jugé digne de lui l'œuvre
entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l'intention de justifier à ses
propres yeux ce qu'il avait fait pour l'auteur. Lui aussi parut regretter
beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me le dit dans sa lettre
de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase : « Maintenant tout est
fait, l'envie ne peut plus que se taire. » Pauvre cher grand ami! il n'a jamais
lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs
journaux sur le plan de l'ouvrage, sur l'introduction, sur l'adagio, sur la fée
Mab, sur le récit du père Laurence. L'un me reprochait comme une extravagance
d'avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l'autre ne trouvait dans le
scherzo de la fée Mab qu'un petit bruit
grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième en parlant
de la scène d'amour, de l'adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens
de l'Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j'ai
écrit, assurait que je n'avais pas compris Shakespeare !!! Crapaud gonflé de
sottise! quand tu me prouveras cela...
Jamais critiques plus inattendues ne m'ont plus cruellement blessé! et, selon
l'usage, aucun des aristarques qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m'a
indiqué un seul de ses défauts, que j'ai corrigés plus tard successivement quand
j'ai pu les reconnaître.
M. Frankoski (le secrétaire d'Ernst) m'ayant signalé à Vienne la mauvaise et
trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j'écrivis pour ce morceau la
coda qui existe maintenant et détruisis la première.
D'après l'avis de M. d'Ortigue,
je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence,
refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poète
m'avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je
les ai faites de mon propre mouvement, à force d'étudier l'effet de l'ensemble
et des détails de l'ouvrage, en l'entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à
Prague. Si je n'ai pas trouvé d'autres taches à y effacer, j'ai mis au moins
toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à
les découvrir.
Après cela que peut un auteur, sinon s'avouer franchement qu'il ne saurait faire
mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre? Quand j'en arrivai là,
mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée.
Elle présente des difficultés immenses d'exécution, difficultés de toute espèce,
inhérentes à la forme et au style, et qu'on ne peut vaincre qu'au moyen de
longues
études faîtes patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre,
des artistes du premier ordre, chef l'orchestre, instrumentistes et chanteurs,
et décidés à l'étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra
nouveau, c'est-à-dire à peu près comme si on devait l'exécuter par cœur.
On ne l'entendra en conséquence jamais à Londres, où l'on ne peut obtenir les
répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n'ont pas le temps de
faire de la musique1.
1. Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties
de Roméo et
Juliette ont pourtant été entendues à Londres sous ma direction; et jamais plus
brillant accueil ne leur fait nulle part par le public.
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