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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLIX. Concert du 16 décembre 1838. — Paganini, sa lettre, son présent. — Élan religieux de ma femme. — Fureurs, joies et calomnies. — Ma visite à Paganini. — Son départ. — J'écris Roméo et Juliette. — Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu. (2/3) > XLIX. Concert du 16 décembre 1838. — Paganini, sa lettre, son présent. — Élan religieux de ma femme. — Fureurs, joies et calomnies. — Ma visite à Paganini. — Son départ. — J'écris Roméo et Juliette. — Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu. (2/3) Je sais assez d'italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant
l'inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se
brouillèrent et que le sens m'en échappa complètement. Mais un billet adressé à
M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je
l'ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français :
Monsieur le baron,
Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que
j'ai déposés chez vous hier,
Recevez, etc.
Paganini.
Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma
femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage
défait, s'écria: « Allons! qu'y a-t-il encore? quelque nouveau malheur ? Il faut
du courage ! Nous en avons supporté d'autres!
— Non, non, au contraire! — Quoi donc? — Paganini...
— Eh bien? — Il m'envoie... vingt mille francs!... — Louis! Louis! s'écrie
Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin,
come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu'il fait
pour ton père !» Et ma femme et mon fils accourant ensemble, tombent prosternés
auprès de mon lit, la mère priant, l'enfant étonné joignant à côté d'elle ses
petites mains... O Paganini!!! quelle scène!... que n'a-t-il pu la voir!
Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu'il m'était
impossible de sortir. Ma lettre m'a toujours paru si insuffisante, si au-dessous
de ce que je ressentais, que je n'ose la reproduire ici. Il y a des situations
et des sentiments qui écrasent...
Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s'étant répandu dans Paris, mon
appartement devint le rendez-vous d'une foule d'artistes qui se succédèrent
pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d'obtenir par moi des
détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient; l'un
d'eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. «
Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j'en eusse bien fait
autant. » Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C'est le seul exemple que je
connaisse d'un mouvement d'envie honorable. Puis vinrent au dehors les
commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les
transports de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m'écrivit Janin, son
magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont
m'honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses contre Paganini,
le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.
Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d'impétueux sentiments,
je frémissais d'impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du
sixième jour, me sentant un peu mieux, je n'y pus tenir, je m'habillai et courus
aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu'il se
promenait seul dans la salle de billard. J'entre, nous nous embrassons sans
pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais
quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où
nous étions me permettait d'entendre les paroles, m'arrêta par celles-ci :
« — Ne me parlez plus de cela! Non ! N'ajoutez rien, c'est la plus profonde
satisfaction que j'aie éprouvée dans ma vie ; jamais vous ne saurez de quelles
émotions votre musique m'a agité; depuis tant d'années je n'avais rien ressenti
de pareil !... Ah! maintenant, ajouta-t-il, en donnant un violent coup de poing
sur le billard, tous les gens qui cabalent contre vous n'oseront plus rien dire
; car ils savent que je m'y connais et que je ne suis pas aisé! »
Qu'en tendait-il par ces mots? a-t-il voulu dire : « Je ne suis pas aisé à
émouvoir par la musique; » ou bien : « Je ne donne pas aisément mon argent
; » ou
: « Je ne suis pas riche? »
L'accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi,
cette dernière interprétation.
Quoi qu'il en soit, le grand artiste se trompait ; son autorité, si immense
qu'elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et aux méchants. Il
ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle n'en aboya que davantage
sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a dit que certains chiens étaient des
aspirants à l'état d'homme, je crois qu'il y a un bien plus grand nombre
d'hommes qui sont des aspirants à l'état de chien.
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