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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (1/13) > VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (1/13) VOYAGE EN DAUPHINÉ
Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à
Lyon. —
Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur.
J’ai rarement souffert de l’ennui autant que pendant les
premiers jours du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis
avaient, selon l’usage à cette époque de l’année, quitté Paris. Stephen
Heller, ce charmant
humoriste, musicien lettré, qui a écrit
pour le piano un
si grand nombre d’œuvres admirables, dont l’esprit mélancolique et les ardeurs
religieuses pour les vrais dieux de l’art ont pour moi un si puissant attrait,
était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva bientôt après du Mexique et put
me donner quelques jours. Il n’était pas gai, lui non plus, et nous mettions
souvent, Heller, Louis et moi, nos tristesses en commun. Un jour nous allâmes
dîner ensemble à Asnières. Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine,
nous parlions de Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m’en
souvient, à une extrême exaltation; mon fils y prenait part quand il s’agissait
de Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en somme,
nous convînmes tous les trois qu’il est bon de vivre pour adorer le beau, et que
si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire du beau, il faut nous
contenter de le mépriser, et tâcher de le connaître le moins possible. Le soleil
se couchait; après avoir marché quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans
l’herbe sur le bord de la rivière, en face de l’île de Neuilly. Comme nous nous
amusions à suivre de l’œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant
au-dessus des ondes de la Seine, je m’orientai tout d’un coup et je reconnus le
lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils... je pensai à sa mère... Je
m’étais assis dans la neige et presque endormi au même
endroit
trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages désespérés autour de
Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation d’Hamlet apprenant que la
morte dont le convoi entre au cimetière, est la belle Ophélie qu’il n’aime
plus : « What! the fair Ophelia! » « Il y a bien longtemps, dis-je à mes
deux amis, qu’un jour d’hiver je faillis me noyer ici même, en voulant traverser
la Seine sur la glace. J’errais sans but dans les champs dès le matin... » Louis
soupira.....
La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé
expirait. — Je me sentis pris alors d’un vif désir de revoir Vienne, Grenoble,
et surtout Meylan, et mes nièces et... quelqu’un encore, si je pouvais découvrir
son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que
j’avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de
Vienne et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la
ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C’était une grande
joie pour ces charmantes enfants, dont l’une a dix-neuf ans et l’autre vingt et
un; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la
maison de Vienne, j’aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte
quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et
leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu’ils en furent témoins. Ce salon,
ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour;
l’habitude, hélas! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps
avait agi... Pauvre Adèle! quel cœur! son indulgence était si complète et si
tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus
puérils!... Un matin, à mon retour d’Italie, nous nous trouvions réunis en
famille à La Côte Saint-André; il pleuvait à verse; je dis à ma sœur :
« — Adèle, veux-tu venir te promener ?
— Volontiers, cher ami; attends-moi, je vais mettre des galoches.
— Mais voyez donc, dît ma sœur aînée, ces deux fous; ils sont capables
d’aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps. »
En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir
compte des railleries de tous, nous descendîmes Adèle et moi, dans la plaine, où
nous fimes près de deux lieues, serrés l’un contre l’autre sous le parapluie,
sans dire un mot. Nous nous aimions.
Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces
et leur père, dans cette solitude d’Estressin. Mais j’avais prié mon beau-frère
de prendre à Vienne des informations sur Mme F****** et de découvrir
son adresse à Lyon; il y parvint. Aussitôt, n’y tenant plus, je partis pour
Grenoble d’où je m’acheminai vers Meylan, comme j’avais fait une première fois
seize ans auparavant.
...... Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le
pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l’horizon au-dessus des
autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le
paysage qui l’entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je verrai
Estelle elle-même! Est-ce bien possible ?...
Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette
fois, en gravissant la montagne; je retrouve bien vite la fontaine, l’allée
d’arbres et enfin la maison. Tout m’était présent comme si j’y fusse venu la
veille. Il n’y avait que seize ans. Je passe devant l’avenue et je monte sans me
retourner jusqu’à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux
voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand-peine au pied
de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j’embrasse encore d’un coup
d’œil la belle vallée. Je m’étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à
murmurer à voix basse : Estelle! Estelle! Estelle! mais alors une oppression
accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans
une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait
retentir dans mon cerveau : Le passé! le passé! le temps!... jamais! jamais!...
jamais!
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