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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (7/7) > POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (7/7) J’avais, pour la pièce, pris une partie du drame de
Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l’épisode du
maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles « Vous
soupirez, madame! », le trio entre Héro, Béatrice et Ursule « Je vais
d’un cœur aimant » et le grand air de Béatrice « Dieu! que viens-je
d’entendre ? » que Mme Charton chanta à Bade avec verve,
sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un
effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent
chaudement la musique, l’air et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu’il y
avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue
parlé manquait d’esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans
Shakespeare...
Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les
rôles d’hommes surtout. À mon sens, c’est une des plus vives et des plus
originales que j’aie produites. À l’inverse des Troyens, elle n’exige
aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la
demander à Paris. On fera bien, ce n’est pas de la musique parisienne. M.
Bénazet, avec sa
générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles,
et autant pour la musique, c’est-à-dire huit mille francs en tout. De plus, il
me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l’année
suivante. J’en ai fait graver la partition de piano. La grande partition
paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de
Troie et les Troyens à Carthage, si j’ai assez d’argent pour
les publier. L’éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s’est
bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition
de piano, mais CETTE PROMESSE NA PAS ÉTÉ MIEUX TENUE QUE TANT
D’AUTRES, ET À PARTIR DE LA SIGNATURE DE CE CONTRAT, IL N’EN A, ETC., ETC.
Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort
répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce
duo, que le
grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m’invitait quelquefois à
souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon
existence à Paris et sur mille détails. Je l’ai bien étonné et
attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je
le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j’avais écrit la musique du
duo de Béatrice : « Vous soupirez, madame! »
« — Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de
lune dans quelque romantique séjour.....
— Monseigneur, c’est là une de ces impressions de la nature dont les
artistes font provision et qui s’extravasent ensuite de leur âme, dans
l’occasion, n’importe où. J’ai esquissé la musique de ce duo un jour à
l’Institut, pendant qu’un de mes confrères prononçait un discours.
— Parbleu! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l’orateur! Il devait
être d’une rare éloquence! »
On a aussi exécuté ce duo à l’une des séances de la
Société des concerts de notre Conservatoire, et il y a excité des transports
dont on voit peu d’exemples. La salle entière a crié bis avec des
applaudissements à ébranler l’édifice, et mes siffleurs fidèles n’ont pas osé se
faire entendre. Il faut dire aussi que MMmes Viardot et Vandenheufel-Duprez
l’ont chanté d’une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a
été gracieux et délicat! Voilà une de ces exécutions qu’on entend
quelquefois.... en rêve. La Société des concerts a bien voulu, cette année
encore, faire figurer dans l’un de ses programmes, la deuxième partie de ma
trilogie sacrée l’Enfance du Christ; ce fragment, admirablement rendu, a
produit aussi un grand effet; mais le public, sans que je sache pourquoi, n’a
pas redemandé le Repos de la sainte famille, ainsi qu’il le fait toujours
ailleurs, et mes deux siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner
toute la salle. La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes
amis, M. George Hainl,
ne m’est plus hostile. Elle se propose d’exécuter de temps en temps des
fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute propriété la masse entière
de musique que je possédais, parties séparées d’orchestre et de chœurs, gravées
et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l’exécution en grand de tous
mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix
plus tard, ne saurait être en meilleures mains.
Je n’aurai garde d’oublier ici le festival de Strasbourg
où je fus invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l’exécution de
l’Enfance du Christ. On avait construit une salle immense contenant
six mille personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans
un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu entendu dans
ce vaste local. À ma grande surprise, il y produisit une émotion profonde, telle
était l’attention de l’auditoire, et le chœur mystique sans accompagnement de la
fin « O mon âme » provoqua même beaucoup de larmes. Oh! je suis
heureux quand je vois mes auditeurs pleurer!... Ce chœur est fort loin de
produire autant d’effet à Paris, où il est d’ailleurs toujours mal exécuté.
J’apprends qu’on a entendu depuis un an plusieurs de mes
partitions en Amérique, en Russie et en Allemagne; tant mieux! Décidément ma
carrière musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent
quarante ans.
Je me suis remarié... je le devais... et au bout
de huit ans de ce second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par
une rupture du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière
Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre
facteur d’orgues, dont
la bonté pour moi s’est toujours montrée infatigable, trouvant sa tombe trop
modeste, voulut absolument acheter pour moi et les miens un terrain à
perpétuité, dont il me fit don. On y construisit un caveau et je dus
assister à l’exhumation de ma femme et à son installation dans le caveau neuf.
Cela fut d’une tristesse navrante, je souffris beaucoup. Mais qu’était-ce en
comparaison de ce que le sort me réservait ? Il semble que j’aie dû connaître
tout ce qu’il peut y avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu
après cette époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de
Montmartre, où
reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait être détruit, et que
j’eusse en conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m’étaient
chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin,
par un temps sombre, je m’acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier
municipal chargé d’assister à l’exhumation m’y attendait. Un ouvrier fossoyeur
avait déjà ouvert la fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie
depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par
l’humidité. Alors l’ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les
planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le
contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête
déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas! et
décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée
ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il
souleva à grand-peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres,
formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et
ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide... avec un son mat...
et une odeur..... L’officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce
lugubre tableau... Voyant que je m’appuyais sur le tronc d’un cyprès, il
s’écria : « Ne restez pas là, monsieur Berlioz; venez ici, venez ici. » Et comme
si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta
en se trompant d’un mot : « Ah! pauvre inhumanité!... » Quelques moments
après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la
montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà
béant. Les restes d’Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent
tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma
part de pourriture.
. . . . . . . . . . . . . . .
Je suis dans ma soixante et unième année; je n’ai plus
ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées; mon fils est presque toujours loin
de moi; je suis seul; mon mépris pour l’imbécillité et l’improbité des hommes,
ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble; et à toute heure je dis à
la mort : « Quand tu voudras! » Qu’attend-elle donc ?
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