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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (4/5) > POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (4/5) Ces propositions musicales que j’ai essayé de résoudre et
qui ont causé l’erreur de Heine, sont exceptionnelles par l’emploi de moyens
extraordinaires. Dans mon Requiem par exemple, il y a quatre orchestres
d’instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance
autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c’est
l’orgue qui, d’un bout de l’église, converse avec l’orchestre et deux chœurs
placés à l’autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à
l’unisson, représentant dans l’ensemble le peuple qui prend part de temps en
temps à ce vaste concert religieux. Mais c’est surtout la forme des morceaux, la
largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne
devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement
gigantesque, leur aspect colossal. C’est aussi l’énormité de cette forme qui
fait, ou qu’on n’y comprend absolument rien, ou qu’on est écrasé par une émotion
terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d’un
auditeur tremblant, bouleversé jusqu’au fond de l’âme, s’en trouvait-il un autre
ouvrant de grandes oreilles sans bien saisir. Celui-là était dans la position
des curieux qui montent dans la statue de saint Charles Borromée à Como et qu’on
surprend fort en leur disant que le salon où ils viennent de s’asseoir
est l’intérieur de la tête du saint.
Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de
musique architecturale, sont : ma Symphonie funèbre et triomphale pour
deux orchestres et chœur; le Te Deum, dont le finale (Judex crederis)
est sans aucun doute ce que j’ai produit de plus grandiose; ma cantate à deux
chœurs l’Impériale, exécutée aux
concerts du
palais de l’Industrie en 1855, et surtout mon Requiem. Quant à celles de
mes compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles je
n ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur ardeur
interne, leur expression et leur originalité rythmique qui leur ont fait le
plus de tort, à cause des qualités d’exécution qu’elles exigent. Pour les bien
rendre, les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi. Il
faut une précision extrême unie à une verve irrésistible, une fougue réglée, une
sensibilité rêveuse, une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles
les principaux traits de mes figures sont altérés ou complètement effacés. Il
m’est en conséquence excessivement douloureux d’entendre la plupart de mes
compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je faillis avoir
un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du Roi Lear dirigée
par un maître de chapelle dont le talent est pourtant incontestable. C’était à
peu près juste... mais ici l’à-peu-près est tout à fait faux. Vous verrez au
chapitre sur
Benvenuto Cellini, ce que les erreurs, même involontaires, d’Habeneck,
pendant le long assassinat de cet opéra aux répétitions, m’ont fait souffrir.
Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes
morceaux que je
préfère, je vous répondrai : Mon avis est celui de la plupart des artistes,
je préfère l’adagio (la scène d’amour) de Roméo et Juliette. Un jour, à
Hanovre, à la
fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me
retourne, c’étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans
de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines
salles et à certains publics.
. . . . . . . . . . .
Je pourrais vous rappeler encore, à propos des
préventions françaises contre moi, l’histoire du chœur des bergers, de
l’Enfance du Christ, exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de
chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d’éloges pour cette simple
mélodie! combien de gens ont dit : « Ce n’est pas Berlioz qui ferait une
pareille chose! »
On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre
de laquelle était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d’une
horreur religieuse pour ma musique. « À la bonne heure! s’écria-t-il, voilà de
la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens! Ce n’est pas
Berlioz qui eût trouvé cela! » C’était la romance de Cellini, au second acte de
l’opéra de ce nom.
Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d’avoir
été mystifié d’une façon inconvenante dans la circonstance que voici :
« J’entre un matin, dit-il, à une répétition du concert
de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers. J’entends un morceau d’orchestre
brillant, d’une verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et
l’instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m’avance vers M. Seghers :
» — Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante
ouverture que vous venez d’exécuter ?
» — C’est l’ouverture du Carnaval romain, de Berlioz.
» — Vous conviendrez....
» — Oh! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons convenir
qu’il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes gens. »
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