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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVII. Paris. — Je fais nommer à la direction de l’Opéra MM. Roqueplan et Duponchel. — Leur reconnaissance. — La Nonne Sanglante. — Je pars pour Londres. — Jullien, directeur de Drury-Lane. — Scribe. — Il faut que le prêtre vive de l’autel. (4/4) > LVII. Paris. — Je fais nommer à la direction de l’Opéra MM. Roqueplan et Duponchel. — Leur reconnaissance. — La Nonne Sanglante. — Je pars pour Londres. — Jullien, directeur de Drury-Lane. — Scribe. — Il faut que le prêtre vive de l’autel. (4/4) Je n’entrerai pas dans de grands détails sur mon premier
séjour en Angleterre, je n’en finirais pas. D’ailleurs c’est toujours le même
refrain. J’étais engagé par
Jullien,
le célèbre directeur des concerts-promenades, pour diriger l’orchestre du grand
Opéra anglais qu’il avait eu l’étrange ambition de fonder au théâtre de
Drury-Lane. Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait
engagé un admirable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable
collection de chanteurs, en oubliant seulement le répertoire. Il avait en
perspective pour tout bien, un opéra (The Maid of honour) commandé par
lui à Balfe; se proposant d’ouvrir sa saison par une traduction anglaise
de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Et il fallait, en attendant la
mise en scène de l’opéra de Balfe, que cette nouveauté, la Lucia,
produisît dix mille francs à chaque représentation, pour couvrir les frais
seulement.
Le résultat était inévitable; les recettes de la
Lucia n’atteignirent jamais le chiffre de dix mille francs; l’opéra de Balfe
obtint un demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné
complètement. Je n’avais touché que le premier mois de mes honoraires;
aujourd’hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après tout, est
honnête homme, autant qu’on puisse l’être avec un tel fonds d’imprudence, je
considère ce qu’il me doit encore comme perdu sans retour.
C’est de lui et de son extravagant théâtre qu’il s’agit
dans un passage
sur l’Opéra anglais de mon livre
les Soirées de
l’orchestre. C’est Jullien que j’ai voulu désigner en parlant de
cet imprésario aux abois qui me proposa sérieusement de faire représenter en
six jours l’opéra de Robert le Diable, dont il ne possédait ni les
copies, ni la traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le
personnel chantant de son théâtre ne savait pas une note. C’était là seulement
de la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l’homme
habitué à s’adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à réussir par
les plus stupides moyens. Je ne puis m’empêcher de la rapporter ici.
Jullien, à bout de ressources, voyant que l’opéra de
Balfe ne rapportait pas d’argent, et reconnaissant à peu près l’impossibilité de
mettre en scène Robert le Diable en six jours, même en se reposant le
septième, assembla son comité d’administration pour lui demander conseil. Ce
comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George Smart, de M.
Planchet (l’auteur du livret de l’Obéron de Weber) de M. Gye (le
régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de moi. Il exposa
son embarras et parla de différents opéras (non traduits et non copiés comme
toujours) qu’il avait envie de mettre en scène. Il fallait entendre les idées,
les opinions de ces messieurs, sur les chefs-d’œuvre mis ainsi sur la
sellette!... Je les écoutais avec admiration. Enfin quand on en vint à l’Iphigénie
en Tauride promise au public anglais par le prospectus de Jullien, selon
l’usage (les directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le
donnent jamais), et les membres du comité n’en connaissant pas une note, ne
sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna vivement vers
moi en m’interpellant :
« — Que diable! parlez donc, vous devez connaître cela,
vous!
— Oh, oui! je connais cela, mais vous ne me demandez rien. Que
voulez-vous savoir ? dites, je vous répondrai.
— Je veux savoir en combien d’actes est l’Iphigénie en Tauride,
quels sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et
surtout le genre des décors et des costumes.
— Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume; écrivez, je vais vous
dicter :
Iphigénie en Tauride, opéra de Gluck (vous le
savez sans doute), est en quatre actes. On y compte trois rôles d’homme : Oreste
(baryton); Pylade (ténor); Thoas (basse montant très-haut); un grand rôle de
femme, Iphigénie (soprano); un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano) et
plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous sembleront pas
avantageux; les Scythes et leur roi Thoas sont des sauvages déguenillés des
bords de la mer Noire. Oreste et Pylade paraissent dans le simple appareil de
deux Grecs naufragés. Pylade seul a deux costumes; il revient au quatrième acte,
le casque en tête...
— Il a un casque, s’écrie Jullien en m’interrompant
avec transport! Nous sommes sauvés! Je vais écrire à Paris pour commander un
casque doré, entouré d’une couronne de perles et surmonté d’un panache de plumes
d’autruche, longues comme mon bras; et nous aurons quarante représentations. »
J’ai oublié comment se termina cette mirobolante séance,
mais je me souviendrais encore dans cent ans des yeux enflammés, des gestes
étranges, de l’enthousiasme éperdu de Jullien, apprenant que Pylade a un casque,
et de son idée sublime de faire venir ce casque de Paris, aucun ouvrier anglais
n’étant capable, selon lui, d’en confectionner un assez éblouissant, et de son
espoir d’obtenir quarante représentations splendides du chef-d’œuvre de Gluck,
grâce à la couronne de perles, à la dorure et à la longueur des plumes du casque
de Pylade.
Prodigious! comme dit le bon Dominus Samson...
pro-di-gious!...
Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’Iphigénie ne fut
même pas mise à l’étude. Jullien avait quitté Londres quelques jours après ce
savant concile, laissant son théâtre aller à vau-l’eau. D’ailleurs, les
chanteurs et le maître de chant s’étaient prononcés, comme de raison, contre
cette vieille partition, et le dieu ténor (Reeves) avait beaucoup ri
quand on lui parla de chanter le rôle de Pylade.
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