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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (6/7) > A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (6/7) Pour tout le reste du programme, l’orchestre a supérieurement compris et rendu
mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition générale dans la
salle de l’Opéra, sur le théâtre disposé en gradins comme pour le concert.
Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à souhait; mais quand est venu le
tour des morceaux du Requiem, panique générale, les chœurs que je n’avais
pas pu faire répéter moi-même, avaient été exercés dans des mouvements
différents des miens, et quand ils se sont vus tout d’un coup mêlés à
l’orchestre avec les mouvements véritables, ils n’ont plus su ce qu’ils
faisaient; on attaquait à faux, ou sans assurance; et dans le Lacrymosa les
ténors ne chantaient plus du tout. Je ne savais à quel saint me vouer.
Meyerbeer, très-souffrant ce jour-là, n’avait pu quitter son lit; le directeur
des chœurs, Elssler, était malade aussi; l’orchestre se démoralisait en voyant
la débâcle vocale... Un instant je me suis assis, brisé, anéanti, et me
demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j’ai
pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant :
« — Persister, c’est folie! Oh! si Desmarest était ici, lui qui n’est jamais
content de nos repétitions du Conservatoire, et s’il me voyait décidé à laisser
annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu’il ferait; il m’enfermerait
dans ma chambre, mettrait la clé dans sa poche, et irait bravement annoncer à
l’intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu. »
Vous n’y auriez pas manqué, n’est-ce pas ? Eh bien! vous auriez eu tort. En
voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première sueur froide
essuyée, j’ai pris mon parti, et j’ai dit :
« — Il faut que cela marche. »
Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne sachant
trop que dire pour me remonter; je les interpelle vivement :
« — Êtes-vous sûrs de l’orchestre ?
— Oui, il n’y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués; mais nous
avons compris votre musique, et demain vous serez content.
— Or donc, il n’y a qu’un parti à prendre : il faut convoquer les chœurs pour
demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et
vous, Ganz, ou bien vous, Ries, vous viendrez avec votre violon, et nous ferons
répéter le chant pendant trois heures, s’il le faut.
— C’est cela; nous y serons, les ordres vont être donnés. »
En effet, le lendemain matin nous voilà à l’œuvre, Ries, l’accompagnateur et
moi; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani,
les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et
secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt;
après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les
voix. Et comme le Phaéton de la fable je m’écrie enfin :
Qu’est ceci ? Mon char marche à souhait!
Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par
phrase, en allemand; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis
de n’avoir point perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien
étaient en jeu. Loin de là, nous l’avons gagnée, et d’une éclatante manière
encore. Inutile de dire que, le soir, l’ouverture, la symphonie et la cantate du
Cinq mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur
comme Bœtticher, il n’en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le
Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me
seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun
étant à son poste, rien ne manquait, nous avons commencé le Dies irae. Point de
faute, point d’indécision; le chœur a soutenu sans sourciller l’assaut
instrumental; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui
tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le trémolo de cinquante
archets déchaînés; les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres
harmonies, de bruits de l’autre monde, ont lancé leur terrible prédiction :
Judex ergo cum sedebit
Quidquid latet apparebit!
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