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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (5/6) > A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (5/6) A peine sorti du théâtre suant et fumant, comme si je venais d'être trempé dans
le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au milieu de tous ces
féliciteurs, on m'avertit qu'un souper de cent cinquante couverts, commandé à
mon hôtel, m'était offert par une société d'amateurs et d'artistes. Il fallait
bien s'y rendre. Nouveaux applaudissements, nouvelles acclamations à mon
arrivée; les toasts, les discours français et allemands se succèdent; je réplique
de mon mieux à ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante
voix répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les
premières commencent sur la note ré, les ténors entrent sur le la, et les dames,
entonnant ensuite le fa dièse, établissent l'accord de ré majeur, bientôt après
suivi des quatre accords de sous-dominante, tonique, dominante et tonique, dont l'enchaînement forme ainsi cadence plagale et
cadence parfaite successivement. Cette salve d'harmonie, dans son mouvement
large, éclate avec pompe et majesté ; c'est très-beau : ceci au moins est
vraiment digne d'un peuple musical.
Que vous dirai-je, mon cher Heine ? Dussiez-vous me trouver naïf et primitif au
superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations bienveillantes, toutes
ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement heureux. Ce bonheur-là sans
doute n'approche pas, pour le compositeur, de celui de diriger un magnifique
orchestre exécutant avec inspiration une de ses œuvres chéries; mais l'un va
bien avec l'autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien.
Je suis très-redevable, vous le voyez, aux artistes et aux amateurs de Brunswick
; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical M. Robert Griepenkerl,
qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une véhémente
polémique avec une gazette de Leipzig et donné une idée juste, je crois, de la
force et de la direction du courant musical qui m'entraîne.
Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick sur ses
accords favoris:

vivent les villes artistes!
J'en suis fâché, mon cher poète, mais vous voilà compromis comme musicien.
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