Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Stéphen Heller, quatrième lettre, Leipzig. (2/5) > A Stéphen Heller, quatrième lettre, Leipzig. (2/5) Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez bizarre. A
notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à
l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre
quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le
premier allegro de cette cantate :
« — A la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment...
sur votre goût! J'avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro ;
franchement il est bien misérable ! »
Nous faillîmes nous quereller le lendemain, parce que j'avais parlé avec
enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et surpris :
« — Ah ! vous aimez Gluck! »
Ce qui semblait vouloir dire : Comment un musicien
tel que vous êtes, a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif
sentiment de la grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer
Gluck? » J'eus bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade.
J'avais apporté de Paris l'air d'Asteria dans l'opéra italien de Telemaco ;
morceau admirable, mais peu connu ! J'en plaçai sur le piano de Montfort un
exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de
Mendelssohn. Il vint. En apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de
quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre
dernières mesures, à ces mots : «O giorno! o dolce sguardi ! o rimembranza ! o
amor » dont l'accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d'une
façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu
d'étonnement : « — Ah ! vous n'aimez pas Gluck, lui dis-je.
— Comment Gluck!
— Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi
que vous le pensiez. Vous voyez que je le connais mieux que vous, et que je suis
de votre opinion... plus que vous-même ! »
Un jour, je vins à parler du métronome et de son utilité.
« — Pourquoi faire le métronome? se récria vivement Mendelssohn, c'est un
instrument très-inutile. Un musicien qui, à l'aspect d'un morceau n'en devine
pas tout d'abord le mouvement, est une ganache. »
J'aurais pu lut répondre qu'il y avait beaucoup de ganaches; mais je me tus.
Je n'avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait que mes
Mélodies Irlandaises avec accompagnement de piano. M'ayant demandé un jour à
voir la partition de l'ouverture du Roi Lear que je venais d'écrire à Nice, il
la lut d'abord attentivement et
lentement, puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l'exécuter (ce
qu'il fit avec un talent incomparable) :
« — Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.
— Pourquoi faire? Ne m'avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à l'aspect
d'un morceau, n'en devinait pas le mouvement, était une ganache ? »
Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces bourrades
inattendues lui déplaisaient fort1.
Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «
votre petit élève! » Enfin, c'était un porc-épic, dès qu'on parlait de musique;
on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d'un
excellent caractère, d'une humeur douce et charmante, il supportait aisément la
contradiction sur tout le reste, et j'abusais à mon tour de sa tolérance dans
les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.
Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant la
question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération
pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l'énoncé
de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le
voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d'un
très-raide escalier.
« — Admirez la justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est moi
qui blasphème, et c'est vous qui tombez. »
1. Et voilà peut-être ce qui lui donnait des envies de ma
dévorer (1864).
|