Accueil de la bibliothèque > Argot musical
ARGOT MUSICAL - Chanteur. > Chanteur. Chanteur. -- « Celui qui fait chanter, qui fait contribuer, en le menaçant d'une
dénonciation, un homme que, comme agent provocateur, il a amené en flagrant
délit de moeurs.
Les chanteurs ont à leur disposition de fort jolis garçons, qu'ils décochent
auprès de tel financier, de tel marquis, et même, disent-ils, auprès de tel
magistrat, qui, depuis ses études classiques, est resté trop vivement pénétré
des voeux d'Anacréon pour Bathylle, et de ceux de Virgile pour Alexis. Le jeune
Adonis a soin d'amener le pécheur dans un lieu propice, et là, un sergent de
ville dit : «Halte-là, je vous y prends; au nom de la loi, suivez-moi chez le
commissaire de police. » L'Adonis suit en pleurant, le pécheur en suppliant et
en faisant sonner les espèces; mais le sergent de ville est incorruptible; le
commissaire de police l'est un peu moins; et là, dans le bureau, tout s'arrange
au comptant ou par billets à vue, et le procès-verbal est jeté au feu. »
(F. V. Raspail. Lettres sur les prisons de Paris, 1835.)
Vidocq, l'ancien chef de la police de sûreté, esquisse en ces termes la
physiologie des chanteurs.
« Après avoir parlé des journalistes qui exploitent les artistes dramatiques
auxquels ils accordent ou refusent des talents, suivant que le chiffre de leurs
abonnements est plus au moins élevé; de ceux qui vous menacent, si vous n'avez
pas une certaine
somme, d'imprimer dans leur feuille une notice biographique sur vous, votre
père, votre mère et votre soeur; qui vous offrent à un prix raisonnable l'oraison
de celui de vos grands parents qui vient de rendre l'âme, du vaudevilliste qui a
des flonflons pour tous les anniversaires, du poète qui a des dithyrambes pour
toutes les naissances et des éloges pour tous les morts, il en resterait
beaucoup d'autres, sinon par occasion, sinon par métier, et parmi ces derniers,
il faudrait ranger ceux qui vendent leur silence ou leur témoignage, l'honneur
de la femme qu'ils ont séduite, une lettre tombée par hazard entre leurs mains
et mille autres encore. Mais comme il n'y a pas de loi qui punisse le fourbe
adroit, le calomniateur, le violateur de la foi jurée, comme tous ceux dont je
viens de parler sont de très honnêtes gens, je ne veux point m'occuper d'eux. »
(E. F. Vidocq. Les Voleurs, 1837.)
Après cette écoeurante étude, n'éprouve-t-on pas le besoin de flairer le sel de
quelque piquante anecdote?
Le compositeur Paër, passant à Toulon, fut vivement pressé de faire exécuter une
de ses compositions. Comme il objectait que, pour cela, il fallait des
chanteurs, on lui amena trois jeunes hommes ayant des voix remarquables.
C'étaient tout simplement des forçats.
Un surtout fit l'admiration du maître, qui oublia complètement la position de
son nouveau ténor.
-- Veux-tu venir à Paris? lui dit-il. Je me charge de te faire une grande
position.
-- Je ne demanderais pas mieux; mais on ne me laissera pas partir, répondit
douloureusement le pauvre diable.
-- Ceci me regarde, tranquillise-toi.
-- Mais, monsieur, reprit l'infortuné jeune homme, comment voulez-vous que j'ose
me mêler à des chanteurs, avec ce que j'ai sur l'épaule.
-- Qu'as-tu donc sur l'épaule, mon garçon?
-- Voyez!
Et, écartant sa chemise, il montra sur sa chair une place où le fer rouge avait
imprimé d'une manière indélébile les terribles lettres T. F.
-- T. F.! s'écria Paër, qui poursuivait son idée, T. F.! mais c'est parfait, mon
garçon; on dirait que cela a été fait exprès, T. F.! ça fait justement
Théâtre-Feydeau. On fera marquer les autres1.
(Voir Chantage, chanter.)
1. Le théâtre-Feydeau, fondé en 1793, fut longtemps l'heureux rival de
l'Opéra-Comique.
|