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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Le retour (4/8) > Le retour (4/8) Sapho fut représentée à l'Opéra, pour la
première fois, le 16 avril 1851. J'allais donc avoir bientôt trente-deux ans. Ce
ne fut pas un succès ; et cependant ce début me plaça dans une bonne situation
aux yeux des artistes. Il y avait à la fois, dans cette œuvre, une inexpérience
de ce qu'on nomme le sens du théâtre, une absence de connaissance des effets de
la scène, des ressources et de la pratique de l'instrumentation, et un sentiment
vrai de l'expression, un instinct généralement juste du côté lyrique du sujet,
et une tendance a la noblesse du style. Le final du premier acte produisit un
effet dont je fus tout surpris ; on le bissa avec des acclamations unanimes,
auxquelles je ne pouvais croire en dépit de mes oreilles qui en bourdonnaient
d'émotion inattendue, et ce bis se reproduisit aux représentations suivantes.
L'effet du second acte fut inférieur à celui- du premier, malgré le succès d'une
cantilène
chantée par madame Viardot, et celui d'un duo de genre léger, chanté par Brémond
et mademoiselle Poinsot : « Va m'attendre, mon maître ! » Mais le troisième acte
produisit une très bonne impression. On bissa la chanson du pâtre : « Broutez le
thym, broutez mes chèvres », et les stances finales de Sapho : « O ma lyre
immortelle » furent très applaudies.
La chanson du pâtre fut le début du ténor Aymès, qui la chantait à merveille et
s'y était fait une réputation. Gueymard et Marié remplissaient les rôles de
Phaon et d'Alcée.
Ma mère, naturellement, assistait à cette première représentation. Comme je
quittais
la scène pour aller la rejoindre dans la salle, où elle m'attendait après la
sortie du public, je rencontrai, dans les couloirs de l'Opéra,
Berlioz tout en larmes. Je lui sautai au cou,
eu lui disant :
— Oh ! mon cher Berlioz, venez montrer ces yeux-là à ma mère : c'est le plus
beau feuilleton qu'elle puisse lire sur mon ouvrage,
Berlioz se rendit à mon désir, et, s'approchant de ma mère, il lui dit :
— Madame, je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une émotion semblable depuis
vingt ans.
Il publia sur Sapho un compte rendu qui est assurément une des appréciations les
plus flatteuses et les plus élevées que j'aie eu l'honneur et le bonheur de
recueillir dans ma carrière.
Sapho ne fut jouée que six fois : l'engagement de madame Viardot touchait à sa
fin : elle fut remplacée dans son rôle par mademoiselle Masson avec qui
l'ouvrage n'eut que trois représentations de plus.
On peut, je crois, poser en principe
qu'une œuvre dramatique a toujours, à peu de chose près, le succès de public
qu'elle mérite. Le succès, au théâtre, est la résultante d'un tel ensemble
d'éléments qu'il suffit (et les exemples en abondent) de l'absence de
quelques-uns de ces éléments, parfois même des plus accessoires, pour balancer
et compromettre l'empire des qualités les plus élevées. La mise en scène, les
divertissements, les décors, les costumes, le livret, tant de choses concourent
au prestige d'un opéra ! L'attention du public a un tel besoin d'être soutenue
et soulagée par la variété du spectacle ! Il y a des œuvres de premier ordre par
certains côtés qui ont sombré, non dans l'admiration des artistes, mais dans la
faveur publique, faute de ce condiment nécessaire pour les faire accepter de
ceux à qui ne suffît pas le pur attrait du beau intellectuel.
Je ne prétends en aucune sorte réclamer pour la destinée de Sapho le bénéfice de
ces considérations. Le public apporte, au jugement d'un ouvrage, des titres et
des droits qui constituent un genre de compétence et d'autorité à part. On ne
doit ni attendre ni exiger de lui les connaissances spéciales qui permettent de
décider sur la valeur technique d'une œuvre d'art ; mais il a, lui, le droit
d'attendre et d'exiger qu'une œuvre dramatique réponde aux instincts dont il
vient demander l'aliment et la satisfaction au théâtre. Or une œuvre dramatique
ne repose pas exclusivement sur les qualités de forme et de style : ces qualités
sont essentielles, assurément; elles sont même indispensables pour protéger un
ouvrage contre les rapides atteintes du temps dont la faux ne s'arrête que
devant les traces de la beauté idéale ; mais elles ne sont ni les seules ni
même, en un
certain sens, les premières : elles consolident et affermissent le succès
dramatique, elles ne l'établissent pas.
Le public du théâtre est un dynamomètre: il n'a pas à connaître de la valeur
d'une œuvre au point de vue du goût; il n'en mesure que la puissance
passionnelle et le degré d'émotion, c'est-à-dire ce qui en fait proprement une
œuvre dramatique, expression de ce qui se passe dans l'âme humaine personnelle
ou collective. Il résulte de là que public et auteur sont réciproquement appelés
à faire l'éducation artistique l'un de l'autre : le public, en étant pour
l'auteur le critérium et la sanction du Vrai; l'auteur, en initiant le public
aux éléments et aux conditions du Beau. Hors de cette distinction, il me paraît
impossible d'expliquer cet étrange phénomène de l'incessante mobilité du public,
qui se déprend le lendemain de ce qui le passionnait la
veille et qui crucifie aujourd'hui ce qu'il adorera demain. ***
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