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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (3/9) > L'Italie (3/9) Une circonstance particulière favorisa et multiplia mes relations avec M.
Ingres. J'aimais beaucoup à dessiner: aussi emportais-je souvent un album dans
mes excursions à travers Rome. Un jour, en revenant d'une de mes promenades, je
me
trouvai, à la porte de l'Académie, nez a nez avec M. Ingres, qui rentrait aussi.
Il aperçut mon album sous mon bras et me dit, en fixant sur moi ce regard à la
fois profond et lumineux qui lui était propre :
— Qu'est-ce que vous avez là, sous le bras?
Je répondis, un peu troublé :
— Mais... monsieur Ingres... c'est... un album !
— Un album? et pour quoi faire? vous dessinez donc?
— Oh !... monsieur Ingres !... non... c'est-à-dire... oui... je dessine un peu
.. mais... si peu...
— Vraiment? Ah! voyons! montrez-moi ça !
Et, ouvrant mon album, il tomba sur une petite figure de Sainte Catherine que je
venais de copier, le jour même, d'après
une fresque attribuée à Masaccio, dans la vieille basilique de Saint-Clément,
non loin du Colisée.
— C'est vous qui avez fait ça? me dit M. Ingres.
— Oui, monsieur.
— Tout seul?
— Oui, monsieur.
— Ah çà!,.. mais... savez-vous bien que vous dessinez comme votre père !
— Oh !... monsieur Ingres !.,. Puis, me regardant sérieusement :
— Vous me ferez des calques.
Faire des calques pour M. Ingres! peut-être les faire auprès de lui ! m'éclairer
de ses rayons ! me chauffer à son enthousiasme ! J'étais suffoqué d'honneur et
de joie.
C'était, en effet, à côté de lui, le soir, à la lampe, que je me livrais à cette
occupation si attachante et, en même temps,
si instructive pour moi, tant par les chefs-d'œuvre qui passaient sous la pointe
soigneuse de mon crayon que par tout ce que je recueillais de la conversation de
M. Ingres. Je fis pour lui près d'une centaine de calques, d'après des gravures
de sujets primitifs, qui eurent l'honneur d'habiter ses cartons, et dont
plusieurs n'avaient pas moins de quarante centimètres de hauteur.
Un jour, M, Ingres me dit :
— Si vous voulez, je vous fais revenir à Rome avec le grand prix de peinture.
— Oh ! monsieur Ingres, répondis-je, changer de carrière et en recommencer une
autre! Et puis, quitter ma mère encore une fois ! Oh! non, non...
Cependant, comme après tout j'étais à Rome pour me livrer à la musique et non à
la peinture, il fallait songer un peu
sérieusement aux occasions d'y entendre de la musique. Ces occasions n'étaient
pas précisément fréquentes, mais, surtout, il s'en fallait qu'elles fussent
profitables et salutaires.
Et d'abord, en fait de musique religieuse, il n'y avait guère qu'un endroit que
l'on pût décemment et utilement fréquenter, c'était la chapelle Sixtine, au
Vatican : ce qui se passait dans les autres églises était à faire frémir! En
dehors de la chapelle Sixtine — et de celle dite « des Chanoines », dans
Saint-Pierre — la musique n'était pas même nulle : elle était exécrable. On
n'imagine pas un tel assemblage, en pareil lieu, des inconvenances qui s'y
étalaient en l'honneur du ciel. Tous les oripeaux de la musique profane
passaient sur les tréteaux de cette mascarade religieuse. Aussi ne m'y reprit-on
pas après les premières expériences.
J'allais, d'ordinaire, le dimanche, entendre l'office en musique à la chapelle
Sixtine, le plus souvent en compagnie de mon camarade et ami Hébert... Mais la
Sixtine ! pour en parler comme il conviendrait, ce ne serait pas trop des
auteurs de ce qu'on y voit et de ce qu'on y entend, — ou plutôt de ce qu'on y
entendait jadis, car, hélas ! si l'on y peut voir encore l'œuvre sublime mais
destructible et déjà bien altérée de l'immortel Michel-Ange, il paraît que les
hymnes du divin Palestrina ne résonnent plus sous ces voûtes que la captivité
politique du Souverain Pontife a rendues muettes et dont le vide pleure
éloquemment l'absence de leur hôte sacré.
J'allais donc le plus possible à la chapelle Sixtine. Cette musique sévère,
ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'Océan, monotone à force de
sérénité, antisensuelle, et néanmoins d'une intensité de contemplation qui va
parfois à l'extase, me produisit d'abord un effet étrange, presque désagréable.
Etait-ce le style même de ces compositions, entièrement nouveau pour moi,
était-ce la sonorité particulière de ces voix spéciales que mon oreille
entendait pour la première fois, ou bien cette attaque ferme jusqu'à la rudesse,
ce martèlement si saillant qui donne un tel relief à l'exécution en soulignant
les diverses entrées des voix dans ces combinaisons d'une trame si pleine et si
serrée, — je ne saurais le dire. Toujours est-il que cette impression, pour ,
bizarre qu'elle fût, ne me rebuta point. J'y revins encore, puis encore, et je
finis par ne pouvoir plus m'en passer. ***
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