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Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (2/9) > L'Italie (2/9)

Notre soirée du dimanche se passait habituellement dans le grand salon du directeur, chez qui les pensionnaires avaient, ce jour-là, leurs entrées de droit. On y faisait de la musique. M. Ingres m'avait pris en amitié. Il était fou de musique; il aimait passionnément Haydn, Mozart, Beethoven, Gluck surtout, qui, par la noblesse et l'accent pathétique de son style, lui semblait un Grec, un descendant d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. M. Ingres jouait du violon : ce n'était pas un exécutant, moins encore un virtuose ; mais il avait, dans sa jeunesse, fait sa partie de violon dans l'orchestre du théâtre de sa ville natale, Montauban, où il avait pris part à l'exécution des opéras de Gluck.

J'avais lu et étudié les œuvres de Gluck. Quant au Don Juan de Mozart, je le savais par cœur, et, bien que je ne fusse pas un pianiste, je me tirais assez passablement d'affaire pour pouvoir régaler M. Ingres du souvenir de cette partition qu'il adorait. Je savais également, de mémoire, les symphonies de Beethoven, pour lesquelles il avait une admiration passionnée : nous passions souvent une partie de la nuit à nous entretenir ainsi tous deux dans l'intimité des grands maîtres, et en peu de temps je fus tout à fait dans ses bonnes grâces.

Qui n'a pas connu intimement M. Ingres n'a pu avoir de lui qu'une idée inexacte et fausse. Je l'ai vu de très près, familièrement, souvent, longtemps; et je puis affirmer que c'était une nature simple, droite, ouverte, pleine de candeur et d'élan, et d'un enthousiasme qui allait parfois jusqu'à l'éloquence. Il avait des tendresses d'enfant et des indignations d'apôtre; il était d'une naïveté et d'une sensibilité touchantes et d'une fraîcheur d'émotion qu'on ne rencontre pas chez les poseurs, comme on s'est plu à dire qu'il l'était.

Sincèrement humble et petit devant les maîtres, mais digne et fier devant la suffisance et l'arrogance de la sottise; paternel pour tous les pensionnaires qu'il regardait comme ses enfants et dont il maintenait le rang avec une affection jalouse au milieu des visiteurs, quels qu'ils fussent, qui étaient reçus dans ses salons, tel était le grand et noble artiste dont j'allais avoir le bonheur de recueillir les précieux enseignements.

Je l'ai beaucoup aimé, et je n'oublierai jamais qu'il a laissé tomber devant moi quelques-uns de ces mots lumineux qui suffisent à éclairer la vie d'un artiste quand il a le bonheur de les comprendre.

On connaît le mot célèbre de M. Ingres : « Le dessin est la probité de l'art. » Il en a dit devant moi un autre qui est toute une synthèse : « Il n'y a pas de grâce sans force. » C'est qu'en effet la grâce et la force sont complémentaires l'une de l'autre dans le total de la beauté, la force préservant la grâce de devenir mièvrerie, et la grâce empêchant la force de devenir brutalité. C'est l'harmonie parfaite de ces deux éléments qui marque le sommet de l'art et qui constitue le génie.
On a dit, et beaucoup l'ont machinalement répété, qu'il était despotique, intolérant, exclusif; il n'était rien de tout cela. S'il était contagieux, c'est qu'il avait la foi, et que rien au monde ne donne plus d'autorité. Je n'ai vu personne admirer plus de choses que lui, précisément parce qu'il voyait mieux que personne par où et pourquoi une chose est admirable. Seulement il était prudent; il savait à quel point l'entraînement des jeunes gens les expose à s'éprendre, à s'engouer, sans discernement et sans méthode, de certains traits personnels à tel ou tel maître ; que ces traits, qui sont les caractères propres, distinctifs de chaque maître, leur physionomie individuelle à laquelle on les reconnaît comme nous nous reconnaissons les uns les autres, sont précisément aussi les propriétés incommunicables de leur nature; que, par conséquent, c'est d'abord et tout au moins un plagiat que de les vouloir imiter, et que, de plus, cette imitation tournera fatalement à l'exagération de qualités dont l'imitateur fera autant de défauts. Voilà ce qu'était M. Ingres et ce qui l'a fait accuser, très injustement, d'exclusivisme et d'intolérance.

L'anecdote suivante montrera combien il était sincère à revenir d'une première impression et peu obstiné dans ses répugnances. Je venais de lui faire entendre, pour la première fois, l'admirable scène de Garon et des Ombres, dans l'Alceste, non de Gluck, mais de Lulli; cette première audition lui avait laissé une impression de raideur, de sécheresse, de dureté farouche, si pénible qu'il s'écria :
— C'est affreux ! c'est hideux ! ce n'est pas de la musique ! c'est du fer !

Je me gardai bien, moi jeune homme, de tenir tête à cette impétuosité d'un homme pour qui j'avais un tel respect; j'attendis et laissai passer l'orage. A quelque temps de la, M. Ingres revint sur le souvenir que lui avait laissé ce morceau, — souvenir déjà un peu adouci, à ce qu'il me semblait, — et me dit :
—Voyons donc cette scène de Lulli: Caron et les Ombres ! Je voudrais réentendre cela.

Je la lui chantai de nouveau ; et, cette fois, plus familiarisé sans doute avec le style primitif et rugueux de cette peinture si saisissante, il fut frappé de ce qu'il y a d'ironique et de narquois dans le langage de Caron, et de touchant dans les plaintes de ces Ombres errantes, à qui Caron refuse le passage dans sa barque parce qu'elles n'ont pas de quoi le payer. Peu à peu, il s'attacha tellement au caractère de celle scène qu'elle devint un de ses morceaux favoris et qu'il me la redemandait constamment.

Mais sa passion dominante était le Don Juan de Mozart, où nous restions parfois ensemble jusqu'à deux heures du matin, au point que madame Ingres, tombant de fatigue et de sommeil, était obligée de fermer le piano pour nous séparer et nous envoyer dormir chacun de notre côté. Il est vrai qu'en fait de musique ses préférences étaient pour les Allemands et qu'il n'aimait pas beaucoup à parler de Rossini; mais il regardait le Barbier de Séville comme un chef-d'œuvre; il avait la plus grande admiration pour un autre maître italien, Cherubini, dont Il a laissé un si magnifique portrait, et que Beethoven considérait comme le plus grand maître de son temps, ce qui n'est pas un mince éloge décerné par un tel homme. D'ailleurs, nous avons tous nos préférences : pourquoi M. Ingres n'aurait-il pas eu les siennes? Préférer n'est pas condamner ce que l'on ne préfère pas.

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