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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (3/5) > POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (3/5) « — Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me
dit-il, à la manière dont vous l’avez traité en symphonie et dont vous comprenez
Shakespeare, vous feriez quelque chose d’inouï, de merveilleux.
— Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux
artistes capables de chanter et de jouer les deux rôles principaux ? Ils
n’existent pas; et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui
règnent à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l’étude
un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première représentation. »
Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un
entr’acte, causant avec un de ses voisins, lui répète ma réponse du matin à
propos d’un opéra de Roméo et Juliette. Le voisin garde un instant le
silence, puis frappant violemment le rebord de sa loge, s’écrie : « Eh bien,
qu’il meure! mais qu’il le fasse! »
Recevez, monsieur, l’assurance de ma vive gratitude
pour la bienveillance que vous me témoignez et pour votre désir de me venger
(selon votre expression) de tant de gens et de tant de choses injustes. Je crois
qu’en fait de vengeance, il faut laisser faire le temps. C’est le grand vengeur;
les gens et les choses dont j’eus et j’ai encore à me plaindre, ne sont pas
d’ailleurs dignes de votre colère.
Je m’aperçois que je n’ai rien dit de technique sur ma
manière d’écrire, et peut-être désirez-vous quelques détails à ce sujet.
En général mon style est très-hardi, mais il n’a pas la
moindre tendance à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l’art.
Au contraire, je cherche à accroître le nombre de ces éléments. Je n’ai jamais
songé, ainsi qu’on l’a si follement prétendu en France, à faire de la musique
sans mélodie. Cette école existe maintenant en Allemagne et je l’ai en
horreur. Il est aisé de se convaincre que, sans même me borner à prendre une
mélodie très-courte pour thème d’un morceau, comme l’ont fait souvent les plus
grands maîtres, j’ai toujours soin de mettre un vrai luxe mélodique dans mes
compositions. On peut parfaitement contester la valeur de ces mélodies, leur
distinction, leur nouveauté, leur charme, ce n’est pas à moi qu’il appartient de
les apprécier : mais nier leur existence, c’est, je le soutiens, mauvaise foi ou
ineptie. Seulement ces mélodies étant souvent de très-grande dimension, les
esprits enfantins, à courte vue, n’en distinguent pas la forme clairement; ou
mariées à d’autres mélodies secondaires qui, pour ces mêmes esprits enfantins,
en voilent les contours; ou enfin ces mélodies sont si dissemblables des petites
drôleries appelées mélodies par le bas peuple musical, qu’il ne peut se résoudre
à donner le même nom aux unes et aux autres.
Les qualités dominantes de ma musique sont l’expression
passionnée, l’ardeur intérieure, l’entraînement rythmique et l’imprévu. Quand
je dis expression passionnée, cela signifie expression acharnée à reproduire le
sens intime de son sujet, alors même que le sujet est le contraire de la passion
et qu’il s’agit d’exprimer des sentiments doux, tendres, ou le calme le plus
profond. C’est ce genre d’expression qu’on a cru trouver dans l’Enfance du
Christ, et surtout dans la scène du Ciel de la Damnation de Faust
et dans le Sanctus du Requiem.
À propos de ce dernier ouvrage il est bon de vous
signaler un ordre d’idées dans lequel je suis à peu près le seul des
compositeurs modernes qui soit entré, et dont les anciens n’ont pas même entrevu
la portée. Je veux parler de ces compositions énormes désignées par certains
critiques sous le nom de musique architecturale, ou monumentale, et qui a fait
le poète allemand Henri
Heine m’appeler un rossignol colossal, une alouette de grandeur d’aigle,
comme il en a existé, dit-on, dans le monde primitif. « Oui,
continue le poète, la musique de Berlioz, en général, a pour moi quelque
chose de primitif sinon d’antédiluvien, elle me fait songer à de gigantesques
espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés
fabuleux, à bien des impossibilités entassées; ces accents magiques nous
rappellent Babylone, les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de
Ninive, les audacieux édifices de Mizraïm, tels que nous en voyons sur les
tableaux de l’Anglais Martin. »
Dans le même paragraphe de son livre (Lutèce), H.
Heine, continuant à me comparer à l’excentrique Anglais, affirme que j’ai peu
de mélodie et que je n’ai point de naïveté du tout. Trois semaines
après la publication de Lutèce eut lieu la première exécution de
l’Enfance du Christ; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se
confondait en expressions de regrets de m’avoir ainsi mal jugé. « Il me
revient de toutes parts, m’écrivait-il de son lit de douleurs, que vous
venez de cueillir une gerbe de fleurs mélodiques les plus suaves, et que dans
son ensemble votre oratorio est un chef-d’œuvre de naïveté. Je ne me pardonnerai
jamais d’avoir été ainsi injuste envers un ami. » J’allai le voir, et comme
il recommençait ses récriminations contre lui-même. « Mais aussi, lui dis-je,
pourquoi vous être laissé aller, comme un critique vulgaire, à exprimer une
opinion absolue sur un artiste dont l’œuvre entière est si loin de vous être
connue ? Vous pensez toujours au Sabbat, à la Marche au supplice
de ma Symphonie fantastique, au Dies irae et au Lacrymosa
de mon Requiem. Je crois pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses
d’un tout autre caractère... »
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