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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (2/5) > POST-SCRIPTUM. Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. (2/5) M. Panseron m’ayant envoyé un prospectus ridicule où il
annonçait en français de portière, l’ouverture d’un cabinet de consultations
musicales, où les amateurs auteurs de romances pouvaient aller faire corriger
leurs productions pour la somme de 100 francs; je publiai la chose dans le
Journal des Débats; j’insérai même en entier le prospectus de M. Panseron,
mais sous ce titre :
CABINET DE CONSULTATIONS POUR LES MÉLODIES
SECRÈTES.
Quelques années auparavant M. Caraffa avait fait
représenter un opéra intitulé la Grande-Duchesse. Cet ouvrage n’eut que
deux représentations. Après la deuxième, ayant à en rendre compte, je me
bornai à citer les paroles célèbres de Bossuet dans son oraison funèbre
d’Henriette d’Angleterre : Madame se meurt, Madame est morte! M. Caraffa
ne m’a pas pardonné. Il faut avouer que je lâchais aussi parfois dans la
conversation des paroles qu’on pouvait prendre pour de véritables coups de
poignard. Un soir, j’étais chez mon ami d’Ortigue avec quelques personnes, parmi
lesquelles se trouvaient M. de Lamennais et un sous-chef du ministère de
l’Intérieur. La conversation s’établit sur le mécontentement que chacun éprouve
de la condition dans laquelle il est placé. M. P..., le sous-chef, ne se
trouvait pas mécontent de la sienne : « J’aime mieux, dit-il, être ce que je
suis que toute autre chose. — Ma foi, répliquai-je étourdiment, je ne suis pas
comme vous, et j’aimerais mieux être toute autre chose que ce que vous êtes. »
Mon interlocuteur eut la force de ne rien répondre, mais
je suis bien sûr que nos éclats de rire et ceux de M. de Lamennais surtout lui
sont restés sur le cœur.
J’ai, depuis quelques années, de nouveaux ennemis dus à
la supériorité qu’on veut bien m’accorder dans l’art de diriger les orchestres.
Les musiciens, par le talent exceptionnel qu’ils déploient sous ma direction,
par leurs démonstrations chaleureuses et par les paroles qu’ils laissent
échapper, m’ont rendu hostiles en Allemagne presque tous les chefs d’orchestre.
Il en fut longtemps ainsi à Paris. Vous verrez dans mes Mémoires les
étranges effets du mécontentement d’Habeneck
et de M. Girard.
Il en est de même à Londres, où M.
Costa me fait une
guerre sourde partout où il a le pied.
J’ai dû combattre une belle phalange, vous en
conviendrez. N’oublions pas les chanteurs et les virtuoses, que je rappelle à l’ordre d’une assez rude façon, quand ils se permettent
d’irrévérencieuses libertés en interprétant les chefs-d’œuvre; ni les envieux,
toujours prêts à se courroucer si quelque chose se manifeste avec un certain
éclat.
Mais cette vie de combat, l’opposition se trouvant
réduite, comme elle l’est aujourd’hui, à des proportions raisonnables, offre un
certain charme. J’aime à faire de temps en temps craquer une
barrière, en la brisant au lieu de la franchir. C’est l’effet naturel de ma
passion pour la musique, passion toujours incandescente et qui n’est jamais
satisfaite qu’un instant. L’amour de l’argent ne s’est en aucune circonstance
allié à cet amour de l’art; j’ai toujours, au contraire, été prêt à faire toute
espèce de sacrifices pour courir à la recherche du beau ou me garantir du
contact des mesquines platitudes couronnées par la popularité. On m’offrirait
cent mille francs pour signer certaines œuvres dont le succès est immense, que
je refuserais avec colère. Je suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les
conséquences d’une semblable organisation placée dans un milieu tel qu’était, il
y a vingt ans, le monde musical de Paris.
S’il fallait maintenant ici esquisser la contrepartie du
tableau, je le pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie.
Les sympathies que j’ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne et en
Russie m’ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer des
manifestations d’enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin d’attirer votre
attention sur l’épisode du royal présent de
Paganini et sur la
lettre si cordialement artiste qu’il y joignit ?...
Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de
Lipinski,
le concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois
ans, dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l’on venait
d’exécuter ma légende de la Damnation de Faust, Lipinski me présenta un
musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui ne savait pas un mot
de français. Or, comme je ne sais pas l’allemand, lui, Lipinski, s’offrait pour
servir d’interprète, quand l’artiste l’interrompant, s’avance vivement, me prend
la main, balbutie quelques mots et éclate en sanglots qu’il ne pouvait plus
contenir. Alors Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son
ami : « Vous comprenez! » me dit-il...
Et cet autre encore, un mot antique. À Brunswick,
dernièrement, on allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties
de ma symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette. Le matin du jour de ce
concert, un inconnu1
assis à côté de moi à la table d’hôte m’apprit qu’il avait fait un long voyage
pour venir entendre à Brunswick cette partition.
1. C’était M. le baron de Donop, chambellan du
prince de Lippe-Dettmold.
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