Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (3/6) > LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (3/6) Aujourd’hui, pendant qu’elle s’achemine ainsi, à peu
près seule, vers le cimetière, l’ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans
sa fumée; celui qui l’aima et qui n’a pas le courage de la suivre jusqu’à sa
tombe, pleure dans le coin d’un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin
contre la tempête est balancé au haut du grand mât d’un navire sur le sombre
Océan.
Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre,
au versant de la colline, elle
repose, la face
tournée vers le nord, vers l’Angleterre qu’elle ne voulut jamais revoir. Sa
modeste tombe porte cette inscription :
« Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en
Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854. »
Les journaux annoncèrent froidement, en termes
vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les
quelques lignes qu’il écrivit dans le Journal des Débats :
« Elles passent si vite et si cruellement ces
divinités de la fable! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux
Shakespeare et du vieux Corneille! Hélas! il n’y a pas si longtemps déjà,
nous étions jeunes et superbes, qu’un soir d’été, assise à son balcon qui
donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et
tremblante écoutait... le rossignol de la nuit, l’alouette matinale! Elle
écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à
demi voilé! Dans cette voix sonore et pure, une voix d’or, résonnait
triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare
et sa poésie! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à
l’enchantement de cette femme.
» Elle avait vingt ans à peine, elle s’appelait miss
Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l’admiration de ce
parterre enchanté de la vérité nouvelle! Elle fut ainsi, sans le savoir,
cette jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une
révolution. Elle a donné le signal à Mme Dorval, à
Frédérick-Lemaître, à Mme Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz!
Elle s’appelait Juliette, elle s’appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène
Delacroix lui-même lorsqu’il dessinait cette douce image d’Ophélie. Elle
tombe; sa main qui cède tient encore à la branche; de l’autre main, elle
porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne; l’extrémité de sa
robe est déjà voisine de l’eau qui monte; le paysage est triste et lugubre;
on voit accourir tout au loin le flot qui va l’engloutir; ses vêtements
appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la
vase et dans la mort!
» Elle s’appelait enfin, cette admirable et touchante
miss Smithson, d’un nom que Mme Malibran a porté; elle s’appelait
Desdémone, et le More lui disait, en l’embrassant : « O ma belle
guerrière! » O my fair warrior! Je la vois encore, à cette distance,
aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d’Angelo, tyran de Padoue! Elle
est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au-dehors, cette belle
fille, maudite et charmante, que le poète Shakespeare entourait de ses
amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur; elle sent au fond de
son âme troublée un indicible malaise; ses bras sont nus, et l’on peut
entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule! Ah! sainte nudité de la
femme qui va mourir! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus
semblable à un fantôme de là-haut qu’à une femme d’ici-bas! — et maintenant
la voilà morte, elle est morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette
gloire qui vient si vite et qui s’en va si vite! ô visions! ô regrets! ô
douleurs!... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange
de Juliette Capulet! Cette marche funèbre était d’un effet désolant au
milieu de ce cri qui revenait sans cesse : Jetez des fleurs! Jetez des
fleurs!
On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre
mélodie accomplissait son œuvre en racontant l’épouvante de ces voûtes
mortuaires. « Jetez des fleurs! Jetez des fleurs! » Juliette est morte,
disait le chant funèbre, à la façon d’un cantique du vieux père Eschyle;
Juliette est morte (jetez des fleurs!), la mort pèse sur elle comme la gelée
sur le gazon en avril (jetez des fleurs!). Ainsi les instruments de la danse
servent de cloches funèbres; le dîner de l’hymen est un repas des morts; les
fleurs de la noce couvrent une sépulture! »
. . . . . . . . . . . .
Liszt m’écrivit bientôt après de Weimar une lettre
cordiale, comme il sait les écrire : « Elle t’inspira, me disait-il, tu
l’as aimée, tu l’as chantée, sa tâche était accomplie! » Je n’ai plus rien à dire maintenant des deux grands
amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et
sur ma pensée. L’un est un souvenir d’enfance. Il vint à moi radieux de tous les
sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d’un paysage
incomparable dont l’aspect seul avait déjà suffi à m’émouvoir. Estelle fut
vraiment alors l’hamadryade de ma vallée de Tempé, et j’éprouvai pour la
première fois, et à la fois, à l’âge de douze ans, le sentiment du grand amour
et celui de la grande nature.
L’autre amour m’apparut avec Shakespeare, à mon âge
viril dans le buisson ardent d’un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et
des éclairs d’une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné,
et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée,
où se confondaient, en se renforçant l’un par l’autre l’amour pour la grande
artiste et l’amour du grand art.
1. Allusion de J. Janin au chœur du convoi
funèbre dans ma symphonie de Roméo et Juliette, où ces mots sont en effet
constamment psalmodiés.
|