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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (2/6) > LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (2/6) Je n’essayerai pas de donner une idée des douleurs que
cet arrachement de cœur m’a fait subir. Elles se compliquaient d’ailleurs d’un
sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut
toujours pour moi le plus difficile à supporter— le sentiment de la pitié.
Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre
dans l’immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des
malheurs de ma pauvre Henriette m’accablait : sa ruine avant notre mariage; son
accident; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris; son
renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu’elle adorait; sa
gloire éclipsée; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la
fortune et la célébrité s’élever; nos déchirements intérieurs; son inextinguible
jalousie devenue fondée; notre séparation; la mort de tous ses parents;
l’éloignement forcé de son fils; mes fréquents et longs voyages; sa douleur
fière d’être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j’étais toujours,
elle ne l’ignorait pas, prêt à succomber; l’idée fausse qu’elle avait de s’être,
par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais; son cœur
brisé; sa beauté disparue; sa santé détruite; ses douleurs physiques
croissantes; la perte du mouvement et de la parole; son impossibilité de se
faire comprendre d’aucune façon; sa longue perspective de la mort et de
l’oubli...
Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon
cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs!...
Shakespeare! Shakespeare! où est-il ? où es-tu ? Il me
semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous
avoir compris tous les deux; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres
artistes s’aimant, et déchirés l’un par l’autre. Shakespeare! Shakespeare! tu
dois avoir été humain; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables!
C’est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s’il y a des cieux.
Dieu est stupide et atroce dans son indifférence
infinie; toi seul es le Dieu bon pour les âmes d’artistes; reçois-nous sur ton
sein, père, embrasse-nous! De Profundis ad te clamo. La mort, le néant,
qu’est-ce que cela ? L’immortalité du génie!... What ?... O fool! fool! fool!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Je dus m’occuper seul des tristes devoirs... Le pasteur
protestant nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de
Paris, demeurait à l’autre bout de la ville dans la rue de M. le Prince.
J’allai l’avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée par des paveurs,
le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un détour et de passer devant
le théâtre de l’Odéon. Il était illuminé, on y jouait une pièce en vogue. C’est
là que j’ai vu Hamlet pour la première fois, il y a vingt-six ans; c’est
là que la gloire de la pauvre morte éclata subitement, un soir, comme un
brillant météore; c’est là que j’ai vu pleurer une foule brisée d’émotions, à
l’aspect de la douleur, de la poétique et navrante folie d’Ophélia; c’est là que
rappelée sur la scène après le dénoûment d’Hamlet par un public d’élite
et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j’ai vu revenir
Henriette Smithson, presque épouvantée de l’énormité de son succès, saluer
tremblante ses admirateurs. Là j’ai vu Juliette pour la première et la dernière
fois. Sous ces arcades, j’ai si souvent, pendant les nuits d’hiver, promené ma
fiévreuse anxiété. Voici la porte par laquelle je l’ai vue entrer à une
répétition d’Othello. Elle ignorait mon existence alors; et si on lui eût
montré ce jeune inconnu pâle et défait, qui, accoudé contre un des piliers de
l’Odéon, la suivait d’un œil effaré, et qu’on lui eût dit : « Voilà votre futur
mari, » elle eût à coup sûr traité d’insolent imbécile ce prophète de malheur.
Et pourtant... c’est lui qui prépare ton dernier voyage,
poor Ophelia! c’est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes : « What
ceremonies else ? »... lui qui t’a tant tourmentée; lui qui a tant souffert
par toi, après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut
dire comme Hamlet :
« Forty thousand brothers... »
« Quarante mille frères ne l’eussent pas aimée comme je t’aimais! »
Shakespeare! Shakespeare! je sens revenir l’inondation,
je sombre dans le chagrin, et je te cherche encore...
Father! Father! Where are you ?
. . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM.
d’Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet
excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié
pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte
vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration,
par adoration pour elle, à ses obsèques; tous les poètes, tous les
peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de
si nobles exemples de mouvements, de gestes, d’attitudes, tous les musiciens qui
avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de
ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d’un philosophe,
eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil....
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