Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (3/6) > LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (3/6) Cette inexorable action de la mémoire est si puissante
chez moi, que je ne puis aujourd’hui voir sans peine le portrait de mon fils à
l’âge de dix ans. Son aspect me fait souffrir comme si, ayant eu deux fils, il
me restait seulement le grand jeune homme, la mort m’ayant enlevé le gracieux
enfant.
J’arrivai à Grenoble à huit heures du matin. Mes cousins
et mon oncle étaient à la campagne. Impatient d’ailleurs de revoir Meylan, je ne
fis que traverser le faubourg et je m’acheminai à pied vers ce village... Il
faisait une de ces belles journées d’automne, si pleines de charme poétique et
de sérénité.
Arrivé à Meylan, devant l’habitation de mon grand-père,
vendue depuis peu à l’un de ses fermiers, j’ouvre la porte, j’entre et n’y
trouve personne. Le nouveau propriétaire s’était installé dans une récente
construction, à l’autre extrémité du jardin.
Je m’introduis alors dans le salon, où se groupait
autrefois la famille, quand nous venions passer quelques semaines auprès de
notre aïeul. Le salon était toujours dans le même état, avec ses peintures
grotesques et ses fantastiques oiseaux en papier de toutes couleurs collés
contre le mur.
Voici le siège où dormait mon grand-père après midi,
voilà son jeu de tric-trac; sur le vieux buffet j’aperçois une petite cage
d’osier que j’ai construite dans mon enfance; ici je vis valser mon oncle avec
la belle Estelle... je me hâte de sortir.
On a labouré la moitié du verger... je cherche un banc
sur lequel le soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses
rêveries, les yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils
du dernier cataclysme diluvien. Le banc a été brisé, il n’en reste que les deux
pieds vermoulus...
Là était le champ de maïs où j’allais, à l’époque de mon
premier chagrin d’amour, dérober ma tristesse. C’est au pied de cet arbre que
j’ai commencé à lire Cervantès.
À la montagne maintenant.
Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l’ai
visitée pour la dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce
temps, et qui ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de
ma vie antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants...
Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant
vers la blanche maison entrevue seulement de loin, à mon
retour d’Italie,
seize ans auparavant, la maison où brilla la Stella.
Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon
ascension se prolonge, je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître
à gauche du chemin une allée d’arbres, je la suis quelque temps; mais cette
avenue aboutissant à une ferme inconnue, n’était pas celle que je cherchais.
Je reprends la route; elle n’avait pas d’issue et se
perdait dans des vignobles. Évidemment je m’étais égaré. Je voyais encore dans
mes souvenirs le vrai chemin comme si j’y eusse passé la veille; il s’y trouvait
jadis une petite fontaine que je n’avais pas rencontrée... où suis-je donc ?...
où est la fontaine ?... Cette erreur ne faisait qu’accroître mon anxiété.
Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme
aperçue tout à l’heure... J’entre dans la grange où j’interromps le travail des
batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur demande,
en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s’ils pourraient
m’indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par Mme Gautier.
|