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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (2/6) > LVIII. Mort de mon père. — Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. — Excursion à Meylan. — Accès furieux d’isolement. — Encore la Stella del monte. — Je lui écris. (2/6) Je ne puis m’empêcher de reproduire ici presque tout
entière la lettre d’Adèle, mon autre sœur, où les brûlantes affections de son
cœur aimant se décèlent avec explosion :
Vienne, samedi 4 août 1848.
« Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune
douleur... elle est affreuse... je ne doutais point de la violence du coup que
tu recevrais... je te plaignais de ton isolement... on a besoin de se serrer les
uns contre les autres dans ces moments de déchirements... Tu ne serais pas
arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé père... console-toi donc de
notre silence et pardonne-nous de ne pas t’avoir averti. Nous ignorions si tu
étais à Paris, et pendant six jours nous croyions à chaque instant le voir
expirer... nous étions abîmées de douleur depuis le dimanche jusqu’au vendredi
(28 juillet) où il a expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant
plus personne, qu’à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a été
horrible... on eût dit un cadavre galvanisé... Sa tête se balançait
continuellement par une crispation nerveuse... ainsi que ses bras... Ses yeux,
fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses impossibles...
Nos caresses le calmaient par moments... Je le serrais dans mes bras avec
frénésie dans les crises les plus violentes... Nanci se sauvait terrifiée...
mais il ne souffrait pas, nous l’espérions du moins... le jeune médecin qui lui
donnait des soins le pensait comme nous. Ces convulsions nerveuses
étaient, nous disait-il, produites par l’opium, qu’il a pris jusqu’à sa dernière
heure. Un jour, ami, notre bonne Monique lui montra ton portrait : il te nomma,
et vite, vite, voulut du papier, une plume... on le satisfit. — Bien, dit-il,
tout à l’heure j’écrirai... — Que voulait-il te dire ? nul ne le sait; mais
c’est la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous
reconnaissait d’instinct plus que de fait, je crois... Un jour, devinant à son
regard errant qu’il désirait quelque chose, je le questionnai pour le
satisfaire... Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible accent de
tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit fondre en larmes et
ne sortira jamais de notre souvenir... Mon mari est resté le dernier auprès de
lui. Il m’avait promis de lui fermer les yeux, de te remplacer dans ce
douloureux devoir. Il m’a tenu parole, mon cœur lui en tiendra compte.
. . . . . . . . . . . . »
Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour
quelques jours à la Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la
maison paternelle... En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon
père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il avait
commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières leçons de
musique avant de m’effrayer par les études d’ostéologie.
Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs
m’embrassaient en gémissant... Je touchai d’une main tremblante tout ce que
j’apercevais : son Plutarque, son agenda, ses plumes, sa canne, sa carabine
(arme innocente dont il ne se servit jamais), une de mes lettres qui se trouvait
sur son bureau...
Alors Nanci, ouvrant un tiroir :
— « Tiens, cher frère, voilà sa montre, garde-la... ah!
il l’a bien souvent consultée pendant sa suprême angoisse, pour savoir combien
d’heures lui restaient encore à souffrir... »
Je pris la montre : elle marchait, elle vivait... et mon
père ne vivait plus.
Avant de reprendre le chemin de Paris, je voulus aussi
revoir Grenoble, et la maison de mon grand-père maternel, à
Meylan.
Je voulus (singulière soif de douleurs) saluer le
théâtre de mes premières agitations passionnées; je voulus enfin embrasser mon
passé tout entier, m’enivrer de souvenirs, quelle que dût en être la navrante
tristesse. Mes sœurs, comprenant que je devais désirer être seul dans ce pieux
pèlerinage, où allaient naître pour moi tant d’impressions qui ont leur pudeur
et redoutent même les plus chers témoins, restèrent à la Côte. Je sens bondir
mes artères à l’idée de raconter cette excursion. Je veux le faire cependant, ne
fût-ce que pour constater la persistance de certains sentiments anciens,
inconciliables en apparence avec des sentiments nouveaux, et la réalité de leur
co-existence dans un cœur qui ne sait rien oublier.
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