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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (1/4) > A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (1/4) À M. HUMBERT FERRAND
SIXIÈME LETTRE
PRAGUE (Suite et fin)
Une autre classe manque
encore
à tous les conservatoires existants; elle me paraît d’importance et de jour en
jour plus nécessaire : c’est la classe d’instrumentation. Cette branche de l’art
du compositeur a pris depuis quelques années de grands développements; elle a
produit d’assez beaux résultats pour attirer l’attention des critiques et du
public; elle a servi trop souvent aussi à masquer chez certains auteurs la
pauvreté des idées, à singer l’énergie, à contrefaire la puissance de
l’inspiration; elle est devenue, même entre les mains des compositeurs d’un
mérite et d’une valeur incontestables, le prétexte d’inqualifiables abus,
d’exagérations monstrueuses, de contre-sens ou de non-sens ridicules; et l’on
peut aisément pressentir à quels excès l’exemple de ces maîtres a dû entraîner
leurs imitateurs. Mais ces excès mêmes constatent l’usage réglé et déréglé que
l’on fait aujourd’hui de l’instrumentation; usage aveugle, en général, et guidé
par la plus pitoyable routine, quand il ne l’est pas par le hasard. Car pour
employer un beaucoup plus grand nombre d’instruments et les employer plus
souvent, il ne s’ensuit pas que la majeure partie des compositeurs connaissent
mieux que leurs devanciers les forces, le caractère, le mode d’action de chacun
des membres de la famille instrumentale, ni les différents liens sympathiques
qui les unissent entre eux. Loin de là, la partie élémentaire de la science,
l’étendue de beaucoup d’instruments est même encore inconnue à bien des
compositeurs illustres. J’ai pu me convaincre que l’un d’eux ignorait celle de
la flûte. Quant à l’étendue des instruments de cuivre en général, et des
trombones en particulier, ils n’en ont qu’une idée très-vague; aussi,
remarque-t-on, dans presque toutes les partitions modernes, comme dans les
anciennes, la prudente réserve avec laquelle leurs auteurs se tiennent dans la
région mitoyenne de ces instruments, évitant avec un soin égal de les faire
monter ou descendre, parce qu’ils craignent de franchir des limites qui ne leur
sont pas exactement connues, et qu’ils ne soupçonnent pas le parti qu’on peut
tirer de ces notes graves et aiguës, demeurées vierges aux deux extrémités de
l’échelle. L’instrumentation est donc aujourd’hui comme une langue étrangère qui
serait devenue à la mode, que beaucoup de gens affecteraient de parler sans
l’avoir apprise, et qu’ils parleraient en conséquence sans la bien comprendre et
avec force barbarismes.
Une pareille classe dans les conservatoires serait
d’ailleurs utile, non seulement aux élèves compositeurs, mais encore à ceux qui
sont appelés à devenir chefs d’orchestre. On conçoit, en effet, qu’un chef
d’orchestre qui ne possède pas à fond toutes les ressources de l’instrumentation
n’ait pas une grande valeur musicale, et qu’il soit de la plus évidente
nécessité pour lui de connaître au moins l’étendue exacte et le mécanisme
de tous les instruments, aussi bien, si ce n’est mieux, que les musiciens qui
s’en servent sous sa direction. Sans quoi il ne pourra faire à ceux-ci que de
bien timides observations, lorsqu’il s’agira surtout de quelque combinaison
inusitée, d’un passage hardi ou difficile, et que la paresse ou l’incapacité de
certains exécutants les portera à s’écrier : « Cela ne peut pas se faire! cette
note n’existe pas! ce n’est pas jouable! » et d’autres aphorismes à l’usage des
médiocrités ignorantes, en pareil cas. Alors le chef d’orchestre peut répondre :
« Vous vous trompez, cela se peut fort bien. En vous y prenant de telle ou telle
manière, vous viendrez à bout de cette difficulté. » Ou bien : « C’est
difficile, il est vrai; mais si, en travaillant quelques jours, cela demeure
impossible pour vous, il en faudra conclure que votre instrument vous est
très-imparfaitement connu, et on sera obligé de recourir à un artiste plus
habile. » Dans le cas contraire, trop fréquent, il faut l’avouer, où le
compositeur, faute de connaissances spéciales, tourmente les artistes, les
virtuoses même les plus familiarisés avec les difficultés de leur instrument,
pour obtenir d’eux l’exécution de choses impraticables, le chef d’orchestre, sûr
de son fait, pourra prendre parti pour les musiciens contre le compositeur, et
faire remarquer à celui-ci les graves erreurs dans lesquelles il est tombé.
Disons encore, puisque j’ai été amené à parler des chefs d’orchestre, qu’il ne
serait pas trop hors de propos, dans un conservatoire bien organisé, d’enseigner
aux élèves de composition surtout, ce qu’il est possible de démontrer de l’art
difficile de diriger les masses vocales et instrumentales; afin que, dans
l’occasion, ils pussent au moins conduire eux-mêmes l’exécution de leurs propres
œuvres, sans être ridicules, et sans entraver les musiciens au lieu de les
aider. On suppose généralement que tout compositeur est chef d’orchestre né,
c’est-à-dire qu’il connaît l’art de diriger l’orchestre sans l’avoir appris.
Beethoven fut un illustre exemple de la fausseté de cette opinion, et nous
pourrions citer un grand nombre d’autres maîtres dont les compositions jouissent
de l’estime générale, qui, dès qu’ils prennent le bâton, au lieu de battre la
mesure, battent la campagne, ne savent ni marquer les temps, ni
déterminer les nuances de mouvement, et empêcheraient littéralement les
musiciens de marcher, si, reconnaissant bien vite l’inexpérience de leur chef,
ceux-ci ne prenaient le parti de ne plus le
regarder, et de tenir
aucun compte de l’agitation déréglée de son bras. D’ailleurs il y a deux parties
bien distinctes dans la tâche du chef d’orchestre : la première (la plus aisée)
consiste seulement à conduire l’exécution d’une œuvre déjà connue des musiciens,
d’une œuvre (pour employer l’expression en usage dans les théâtres) toute
montée. Dans la seconde, au contraire, il s’agit pour lui de diriger les
études d’une partition inconnue aux exécutants, de bien mettre à découvert la
pensée de l’auteur, de la rendre claire et saillante, d’obtenir des musiciens
les qualités de fidélité, d’ensemble et d’expression, sans lesquelles il n’y a
pas de musique, et, une fois maître des difficultés matérielles, de les
identifier avec lui-même, de les échauffer de son ardeur, de les animer de son
enthousiasme, en un mot, de leur communiquer son inspiration.
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