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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (3/5) > A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (3/5) En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je
m’étais promise la veille si j’échappais au Danube et à la boue; je pris un
bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de
noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s’occuper des préparatifs
de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des
violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc. etc. Grâce à la
bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National,
dans lequel on m’avait engagé à donner mes concerts de préférence au
Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J’eus
seulement un instant d’inquiétude, pour la composition de mon orchestre; car
celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu’il n’y avait pas moyen de
songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D’un
autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à
cause d’un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des
Hongrois pour tout ce qui leur vient d’Allemagne. Il est défendu d’admettre dans
le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou
instrumentiste, quel que soit le besoin que l’on puisse avoir de son concours.
Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues
anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l’usage
est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays
soumis à l’empire d’Autriche, tient à une imitation du système continental de
Napoléon, pratiquée à l’égard de l’Allemagne en général et de l’Autriche en
particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l’industrie allemande
sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on
considère comme un devoir de n’employer que des objets confectionnés en Hongrie
par les Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les
vitraux mêmes des marchandes de modes, l’inscription en gros caractères du mot
hony qui m’avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie
national.
Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus
serviable des hommes, qui m’a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour
en Autriche), m’avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses
confrères de Pesth, M. Treichlinger, l’un des grands violonistes qu’a produits
l’ancienne école d’Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les
principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m’obtint promptement
un renfort d’une douzaine d’excellents violons à la tête desquels il me pria de
le compter lui-même. Ils s’acquittèrent tous à merveille de la tâche qu’ils
avaient si gracieusement acceptée et l’exécution de mon programme fut une des
meilleures qu’on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre
des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert
maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je
l’avais écrite dans la nuit qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur
de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j’allais visiter, était venu me
trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. « Si vous voulez
plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes
nationaux; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de
leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection
dans laquelle vous n’avez qu’à choisir. » Je suivis le conseil et choisis le
thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.
À peine eut-on répandu dans Pesth l’annonce de ce
nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à
fermenter nationalement. On se demandait comment j’aurais traité ce thème fameux
et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d’années, fait battre les cœurs
hongrois et les enivre de l’enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y
avait même une sorte d’inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation...
Certes loin d’être offensé de ce doute, je l’admirais. Il était d’ailleurs trop
bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans
lesquels on a fait d’horribles outrages à des mélodies dignes de tous les
respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à
Paris, de l’impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous
traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise!!
Enfin l’un d’eux, M. Horvath, rédacteur en chef d’un
journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l’éditeur avec
lequel je me trouvais en relation pour l’organisation du concert, s’informe de
la demeure du copiste chargé d’extraire les parties d’orchestre de ma partition,
court chez cet homme, demande mon manuscrit et l’examine attentivement. M.
Horvath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son
inquiétude.
« — J’ai vu votre partition de la Marche de Rák6czy,
me dit-il.
— Eh bien ?
— Eh bien! j’ai peur.
— Bah!
— Vous avez exposé notre thème piano, et nous avons au contraire
l’habitude de l’entendre jouer fortissimo.
— Oui, par vos Zingari. D’ailleurs, n’est-ce que cela ? Soyez tranquille,
vous aurez un forte comme jamais de votre vie vous n’en avez entendu.
Vous n’avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la fin. »
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