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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIII. Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir. — Velléités de suicide. — Festival de l’Industrie. — 1022 exécutants. — 32,000 francs de recette. — 800 francs de bénéfice. — M. Delessert préfet de police. — Établissement de la censure des programmes de concert. — Les percepteurs du droit des hospices. — Le docteur Amussat. — Je vais à Nice. — Concerts dans le cirque des Champs-Élysées. (7/9) > LIII. Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir. — Velléités de suicide. — Festival de l’Industrie. — 1022 exécutants. — 32,000 francs de recette. — 800 francs de bénéfice. — M. Delessert préfet de police. — Établissement de la censure des programmes de concert. — Les percepteurs du droit des hospices. — Le docteur Amussat. — Je vais à Nice. — Concerts dans le cirque des Champs-Élysées. (7/9) Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois
leurs bénédictions sincères et l’hommage de leur admiration, pour tes lois
égales, nobles et libérales!
Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos
musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers,
charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de la salle, quand M. le
préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238 francs
à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police pour l’Opéra
ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire
pressante.
« — De quoi s’agit-il ? dis-je à Strauss. En avez-vous une
idée ?
— Pas la moindre.
— M. Delessert aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait payer le
service de ses inutiles agents ? Va-t-il nous rembourser quelque portion de la
somme ?
— Oui, comptons là-dessus!
Nous arrivons à la préfecture de police.
« — Monsieur, me dit M. Delessert, je suis fâché d’avoir à
vous adresser un grave reproche!
— Lequel donc, monsieur ? répliquai-je, étrangement surpris.
— Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand concert
un morceau propre à exciter des passions politiques que le gouvernement cherche
à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI qui ne
figurait pas dans les premières annonces du festival. M. le ministre de
l’Intérieur a lieu d’être fort mécontent des manifestations que ce chant a
provoquées, et je partage entièrement ses sentiments à ce sujet.
— Monsieur le préfet, lui dis-je, avec tout le calme que je pus appeler à mon
aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de Charles VI n’était
point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes; mais apprenant que M.
Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une solennité où les œuvres de
presque tous les grands compositeurs contemporains allaient être entendues, je
consentis, sur la proposition qui m’en fut faite par son éditeur, à admettre le
chœur de Charles VI à cause de la facilité de son exécution par de
grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas
le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en
1844 à propos d’une scène du temps de Charles VI; et j’ai si peu songé à
introduire clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré
pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches
placardées contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez, monsieur
le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M. le ministre de
l’Intérieur. »
M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara
satisfait de l’explication que je venais de lui donner et s’excusa même de
m’avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l’injustice.
À partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de
concert fut établie, et l’on ne peut plus maintenant chanter une romance de
Bérat ou de Mlle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation
émanée du ministère de l’Intérieur et visée par un commissaire de police.
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