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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Habeneck, huitième lettre, Berlin. (3/6) > A M. Habeneck, huitième lettre, Berlin. (3/6) Bœticher est un excellent Saint-Bris; Zsische remplit avec talent le rôle de
Marcel, sans posséder toutefois les qualités d'humour dramatique qui font
de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai. Mademoiselle Marx montre de la
sensibilité et une certaine dignité modeste, qualités essentielles du caractère
de Valentine. Il faut pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes
parlés qu'elle a eu le tort d'emprunter à l'école de madame Devrient. J'ai vu
cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant
ouvertement contre sa manière de le rendre, j'ai étonné et même choqué plusieurs
personnes d'un excellent esprit qui, par habitude sans doute, admirent sans
restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi je diffère si fort de
leur opinion. Je n'avais point de parti pris, point de prévention pour, ni
contre madame Devrient. Je me souvenais seulement qu'elle me parut admirable à
Paris, il y a bien des années dans le Fidelio de Beethoven, et que tout
récemment, au contraire, à Dresde, j'avais remarqué en elle de fort mauvaises
habitudes de chant et une diction scénique souvent entachée d'exagération et d'afféterie.
Ces défauts m'ont frappé d'autant plus vivement, ensuite dans les Huguenots, que
les situations du drame sont plus saisissantes, et que la musique en est plus
empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc, j'ai sévèrement blâmé la
cantatrice et l'actrice et voici pourquoi :
dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses amis le
plan du massacre des Huguenots, Valentine écoute en frémissant le sanglant
projet de son père, mais elle n'a garde de laisser apercevoir l'horreur qu'il lui
inspire; Saint-Bris, en effet, n'est pas homme à supporter chez sa fille de
pareilles opinions. L'élan involontaire de Valentine vers son mari, au moment où
celui-ci brise son épée et refuse d'entrer dans le complot, est d'autant plus
beau, que la timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son
trouble a été plus péniblement contenu. Eh bien! au lieu de dérober son
agitation et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les
tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de la
suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés, semble lui
tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu'il doit répondre à Saint-Bris.
D'où il suit que l'époux de Valentine s'écriant;
« Parmi mes illustres aïeux,
» Je compte des soldats, mais pas un assassin ! »
perd tout le mérite de son opposition; son mouvement n'a plus de spontanéité, et
il a l'air seulement d'un mari soumis qui répète la leçon que lui a faite sa
femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux thème: A cette cause sainte, madame Devrient s'oublie jusqu'à se jeter bon gré, mal gré, dans les bras de son père,
qui toujours cependant est censé ignorer les sentiments de Valentine; elle
l'implore, elle le supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si
véhémente, que Bœticher, qui ne s'attendait pas, la première fois, à ces
emportements intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la
liberté d'agir et de respirer, et paraissait dire, par l'agitation de sa tête
et de son bras droit ; « Pour Dieu, madame, laissez-moi donc tranquille, et permettez que je chante mon rôle jusqu'au bout! »
Madame Devrient montre par là à quel point elle est possédée du démon de la
personnalité. Elle se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à
raison, et par quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n'attirait sur
elle l'attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du
drame, comme le seul personnage digne d'occuper les spectateurs. » Vous écoutez
cet acteur! vous admirez l'auteur! ce chœur vous intéresse! Niais que vous êtes!
regardez donc par ici, voyez-moi ; car je suis le poème, je suis la poésie, je
suis la musique, je suis tout ; il n'y a ce soir d'autre objet intéressant que
moi, et vous ne devez être venus au théâtre que pour moi ! Dans le prodigieux
duo qui succède à cette immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la
fougue de son désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse,
penche gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté du côté gauche, les
belles boucles de sa blonde chevelure: elle dit quelques mots, et pendant la
réplique de Raoul, se posant inclinée d'une autre façon, elle fait admirer le
doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois pas cependant que ces
soins minutieux d'une coquetterie puérile soient précisément ceux qui doivent
occuper l'âme de Valentine en un pareil moment.
Quant au chant de madame Devrient, je l'ai déjà dit, il manque souvent de
justesse et de goût. Les points d'orgue et les changements nombreux qu'elle
introduit maintenant dans ses rôles sont d'un mauvais style, et maladroitement
amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses interjections parlées.
Madame Devrient ne chante jamais les mots: Dieu! ô mon Dieu! oui! non! est-il
vrai! est-il possible ! etc. Tout cela est parle fit crié à pleine voix. Je ne
saurais dire l'aversion que j'éprouve pour ce genre anti musical de déclamation.
A
mon sens, il est cent fois pis de parler l'opéra que de chanter la tragédie.
Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots : Canto parlato, ne
sont point destinées à être lancées de la sorte par les chanteurs; dans le genre
sérieux, le timbre de voix qu'elles exigent doit toujours se rattacher à la
tonalité ; cela ne sort pas de la musique. Qui ne se souvient de la manière dont
mademoiselle Falcon savait dire, en chant parlé, les mots de la fin de ce duo :
« Raoul! ils te tueront! » Certes, cela était à la fois naturel et musical, et
produisait un effet immense.
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