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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A liszt, troisième lettre, Manheim, Weimar. (2/3) > A liszt, troisième lettre, Manheim, Weimar. (2/3) Après trois ou quatre heures de ces tiraillements anti harmoniques, on n'a
pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant,
hideux! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts
musiciens qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'ils ne savent
pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils
n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à
peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine formellement.
Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien
posées deviennent claires, les rythmes bondissent, les mélodies pleurent et
sourient ; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de
tâtonnements, tant de bégayements, l'orchestre grandit, il marche, il parle, il
devient homme! L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur
demande une quatrième épreuve ; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les
meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux!
«
Attention aux nuances! Vous n'avez plus peur? —Non! donnez-nous le vrai
mouvement? — Via! » Et la lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille,
l'œuvre est comprise ! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le
compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui se
tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le
théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient
d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de
repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux! C'est l'heure pour lui de redoubler
de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la
disposition des pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer
qu'elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à
la main et marquer sur la musique des
instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de
celles dont on se sert en France; mettre partout : in C, in D, in
Des, in Fis,
au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le
hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans
l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer
lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les
chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure sonne;
exténué, abimé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment
où les applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il a
pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d'où
s'élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la
compensation commence. Ah! c'est alors, j'en conviens, que l'auteur-directeur
vit d'une vie aux virtuoses inconnue ! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne
au bonheur de jouer de l'orchestre! Comme il presse, comme il embrasse, comme il
étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui revient; il
a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales et instrumentes, en
haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec son bras droit de terribles
accords qui semblent éclater au loin comme d'harmonieux projectiles : puis il
arrête, dans les points d'orgue, tout ce mouvement qu'il a communiqué; il
enchaîne toutes les attentions: il suspend tous les bras, tous les
souftles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au
tourbillon qu'il a dompté.
Luctantes ventos tempestatesque sonoras
Imperio premit, ac vinclis et carcere
frenat.
Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau
lac d'harmonie! prêtant l'oreille
aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d'amour ou semblent confier ses
plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors
souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il
s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les artistes qui
l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de l'auditoire, trop
éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il
a senti cette ardeur intime qui annonce l'incandescence de l'âme, le but est
atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre !...
Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie devient
centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres satisfaits de son
armée-Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de
Dieu, vous naissez sur les marches du trône ; les compositeurs doivent
combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les
dangers de la lutte ajoutent à l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et
ils seraient peut-être plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des
soldats.
Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j'allais oublier, en causant
avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.
Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgard à attendre les lettres de
Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert
brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde fois la froideur avec
laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions les plus
colossales de l'immense Beethoven. L'ouverture de Léonore, morceau vraiment
monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine
applaudie, et j'entendis le soir, à la table d'hôte, un monsieur se plaindre de
ce qu'on ne donnait pas les symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n'y a point de chant!!!... Franchement, nous n'avons plus
de ces bourgeois-là à Paris!...
Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en
passant; Le maître de chapelle, Strauss1, m'apprit que j'aurais à attendre pour
cela huit ou dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un
flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je
me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien froide, bien plane,
bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants
de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre
et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l'Académie de chant et
celle de l'orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre
compositeur. C'est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il
m'eut bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du
programme ; je sais seulement que j'avais voulu y placer ma deuxième symphonie
(Harold) en entier, et que dès la première répétition je dus supprimer le finale
(l'Orgie) à cause des trombones manifestement incapables de remplir le rôle qui
leur est confié dans ce morceau. Lachner s'en montra tout chagrin, désireux
qu'il était, disait-il, de connaître le tableau tout entier. Je fus obligé
d'insister en l'assurant que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de
l'insuffisance des trombones, d'espérer l'effet de ce finale avec un orchestre
si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent
bien rendues et produisirent sur le public une vive impression. La grande
duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m'a-t-on dit, le coloris de
la Marche des pèlerins, et surtout celui de
la Sérénade dans les Abruzzes, où elle crut retrouver le calme heureux des
belles nuits italiennes. Le solo d'alto avait été joué avec talent par un des
altos de l'orchestre, qui n'a cependant pas de prétentions à la virtuosité.
1. Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de valses.
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