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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (3/4) > Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (3/4) Le jour suivant donc, Je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver
déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il
est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à
vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient sans doute à l'orchestre, de
remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces
honnêtes artistes passèrent tout à coup de l'indifférence à un empressement
respectueux qui me fit grand bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la
parole pour ses confrères :
« — Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis
longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture
du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent! » Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez
malicieuse, aux yeux vifs et perçants; son geste est rapide, sa parole brève et
incisive; on voit
qu'il ne doit pas pécher par excès d'indigence quand il est à la tête de son
orchestre; tout annonce eu lui une intelligence et une volonté musicales ; c'est
un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il
l'entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l'allemande, du plus
plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant
:
« — Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! Vous n'avez donc pas reçu ma lettre?
— Quelle lettre?
— Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne
parle pas bien... un malheur!... c'est un grand malheur !... Ah! voilà notre
régisseur qui me servira d'interprète. »
Et continuant à parler français :
« — Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui ai écrit de ne pas
encore venir ; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs
; que nous n'avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et
qu'il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.
— Le Régisseur : M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que..
— Moi : Ne vous donnez pas la peine de le répéter ; j'ai très-bien, j'ai trop
bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.
— Guhr : Ah ! ah ! ah ! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!
— Moi : Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en retourner, ou
poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres
enfants prodiges qui me feront encore échec et mât.
— Guhr : Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S, N. T. T., les
romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T.
T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l'argent ; mais restez au moins
jusqu'à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et mademoiselle
Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.
— Moi : je les crois excellents, surtout sous votre direction ; mais, mon cher
Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console ?
— Ah ! ah ! S. N. T. T., ça se dit en famille. » (Il voulait dire
familièrement.)
Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et lui
prenant la main :
« — Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je
vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et
mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de vouloir être le
lieutenant. »
Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je n'étais
point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi
de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre
leur sang-froid et d'oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le
violon des deux charmantes sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à
Paris, mais qui alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.
Et le lendemain, j'entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus
belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la proposer pour
compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé une jouissance
musicale plus complète.
Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder
les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de
Beethoven.
Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à
l'expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire
explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l'héroïque épouse de Florestan.
Elle chante simplement, très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans
la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme
faisait, avec son rire convulsif et nerveux, madame Schrœder-Devrient, quand
nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans ; elle
captive l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens. Mademoiselle
Capitaine n'est point une cantatrice dans l'acception brillante du mot ; mais de
toutes les femmes que j'ai entendues en Allemagne, dans l'opéra de genre, c'est
à coup sûr celle que je préférerais; et je n'avais jamais ouï parler d'elle.
Quelques autres m'ont été citées d'avance comme des talents supérieurs, que j'ai
trouvées parfaitement détestables.
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