Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (2/4) > Premier voyage en Allemagne (1841-1842) A M. A Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. (2/4) Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari, parce que madame
Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables; le chef
d'orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d'un véritable
mérite, plein de dévouement à l'art, en sa qualité d'artiste éminent, bien qu'il
soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de
mademoiselle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à
venir à Bruxelles, honteux et confus,
Jurait, mais un peu tard, Qu'on ne l'y prendrait plut.
Que faire alors? s'adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer un brillant
orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire? La chose
était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wery, qui
tous, dans une occasion antérieure, s'étaient empressés d'exercer en ma faveur
leur influence sur leurs élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur
nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les
deux concerts dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d'inquiétude
sur les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin des dilettanti belges, et me
reprochant d'en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là
est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n'étais pas
depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que
déjà je n'y pensais plus. Le Rhin! ah! c'est beau! c'est très-beau! Vous croyez
peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l'occasion de faire à son sujet de
poétiques amplifications? Dieu m'en garde. Je sais trop que mes amplifications
ne seraient que de prosaïques diminutions, et d'ailleurs j'aime à croire pour votre
honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.
Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui s'y
trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de
Paris1) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une
puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique
d'harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie !), plus de concert
possible ! (je m'étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants
de Mayence. ) Il faut essayer cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des
éditeurs de musique. Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de
dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en
entremêlant ses paroles de silences prolongés: « Je ne crois pas... vous ne
pouvez... donner un concert... ici... il n'y a pas., d'orchestre, il n'y a pas
de... public, nous n'avons pas d'argent !... »
Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le
chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore
pou compléter mon irritation!... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi,
il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il
faisait d'interminables points d'orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio
a un terme, et j'arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et
bien éveillée! Un air d'activité et
de richesse y règne partout; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche
comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d'arbustes
et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante
et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les
fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur
entre les bras de la végétation attristée; et, soit par le contraste que ces
allées si pleines d'air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence,
soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit
pour toute autre cause qui se dérobe à l'analyse, les mille voix de la joie et
du bonheur chantaient en chœur au dedans de moi, et j'ai fait là une promenade
de deux heures délicieuse. A demain les affaires sérieuses! me dis-je en rentrant
à l'hôtel.
1. Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe dansante ; il
est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d'un rythme neuf,
d'une désinvolture gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On
conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites,
un pareil nom contreporté.
Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss
a un frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère!
c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des
quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne
de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par
l'aristocratie. Dernièrement, à l'ambassade d'Autriche, un Viennois, quelque
faux Viennois à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne : Eh
! bonjour, mon cher Strauss ; que je suis aise de vous voir! Vous ne me
reconnaissez pas! —Non, monsieur.— Oh ! je vous reconnais bien, moi, quoique
vous ayez un peu engraissé; il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de
pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de
danse, il n'y a qu'un Strauss.— Vous êtes bien bon; mais je vous assure que le
Strauss de Vienne a aussi du talent. — Comment le Strauss de Vienne? Mais
c'est vous; il n'y en pas d'autre. Je vous connais bien ; vous êtes pâle, il est
pâle; vous parlez autrichien; il parle autrichien; vous faites des airs de danse
ravissants. — Oui. — Vous accentuez toujours le temps faible, dans la mesure à
trois temps. — Oh! le temps faible, c'est mon fort! — Vous avez écrit une valse
intitulée le Diamant? — Étincelante! — Vous parlez hébreu? — Very well. — Et
anglais? — Not at all. — C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs votre nom
est sur l'affiche? — Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de
Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse et rythmer une
mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris; mon frère, qui joue
très-bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss. Le Strauss de
Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss. — Non, il n'y a qu'un Strauss, vous
voulez me mystifier. » Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre
Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité ; tellement
qu'il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour
cela faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille
l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français et pas du tout l'anglais,
écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d'un air triste, mais
avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal; j'affirme, dis-je,
que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps, qu'il a, depuis dix ans, joué
de l'alto à tous mes concerts ; qu'il fait partie de l'orchestre du
Théâtre-Italien ; qu'il va tous les étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à
Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller
par égard pour l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.
En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder leur
Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n'est
pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss; autrement
on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le strass de
Strauss, vaut mieux que le diamant de Strauss, et que le diamant de Strauss
n'est que du strass.
|