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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (2/3) > LI. Voyage et concerts à Bruxelles. — Quelques mots sur les orages de mon intérieur. — Les Belges. — Zanni de Ferranti. — Fétis. — Erreur grave de ce dernier. — Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris. — Cabale des amis d'Habeneck déjouée. — Esclandre dans la loge de M. de Girardin. — Moyen de faire fortune. — Je pars pour l'Allemagne. (2/3) Ce voyage hors frontières n'était qu'un essai, j'avais
le projet de visiter l'Allemagne et de consacrer à cette excursion cinq ou six
mois. Je revins donc à Paris pour m'y préparer et faire mes adieux aux Parisiens
par un concert colossal dont je ruminais le plan depuis longtemps.
M. Pillet, alors directeur de l'Opéra, ayant bien accueilli la proposition que
je lui fis d'organiser dans ce théâtre un festival1 sous ma direction, je
commençai à me mettre à l'œuvre, sans rien laisser transpirer de notre projet au
dehors. La difficulté consistait à ne pas donner à Habeneck le temps d'agir
hostilement.
Il ne pouvait manquer de me voir de mauvais œil diriger, dans le théâtre où il
était chef d'orchestre, une pareille solennité musicale, la plus grande qu'on
eût encore vue à Paris. Je préparai donc en secret toute la musique nécessaire
au programme que j'avais arrêté, j'engageai des musiciens sans leur dire dans
quel local le concert aurait lieu, et quand il n'y eut plus qu'à démasquer mes
batteries, j'allai prier M. Pillet d'apprendre à Habeneck que j'étais chargé de
la direction de la fête. Mais il ne put s'y résoudre et me laissa l'ennui de
cette démarche; telle était la peur qu'Habeneck lui inspirait. En conséquence
j'écrivis au terrible chef d'orchestre, je l'informai des dispositions que
j'avais prises, d'accord avec M. Pillet, et j'ajoutai qu'étant dans l'habitude
de diriger moi-même mes concerts, j'espérais ne point le blesser en conduisant
également celui-ci.
Il reçut ma lettre à l'Opéra, au milieu d'une répétition, la relut plusieurs
fois, se promena longtemps sur la scène d'un air sombre, puis, prenant
brusquement son parti,
il descendit dans les bureaux de l'administration, où il déclara que cet
arrangement lui convenait fort, puisqu'il avait le désir d'aller passer à la
campagne le jour indiqué pour le concert. Mais son dépit était visible, et
beaucoup de musiciens de son orchestre le partagèrent bientôt, avec d'autant
plus d'énergie qu'ils savaient lui faire la cour en le manifestant. D'après mes
conventions avec M. Pillet, tout cet orchestre devait fonctionner sous mes
ordres avec les musiciens du dehors que j'avais invités.
La soirée était au bénéfice du directeur de l'Opéra, qui m'assurait seulement la
somme de cinq cents francs pour mes peines, et me laissait carte blanche pour
l'organisation. Les musiciens d'Habeneck étaient en conséquence tenus de prendre
part à cette exécution sans être rétribués. Mais je me souvenais des drôles du
Théâtre-Italien et du tour qu'ils m'avaient joué en pareille circonstance, ma
position était même cette fois bien plus critique à l'égard des artistes de
l'Opéra. Je voyais chaque soir les conciliabules tenus dans l'orchestre pendant
les entr'actes, l'agitation de tous, la froide impassibilité d'Habeneck,
entouré de sa garde courroucée, les furieux coups d'œil qu'on me lançait et la
distribution qui se faisait sur les pupitres des numéros du journal le
Charivari, dans lequel on me déchirait à belles dents. Lors donc que les grandes
répétitions durent commencer, voyant l'orage grossir, quelques-uns des séides
d'Habeneck déclarant qu'ils ne marcheraient pas sans leur vieux général, je
voulus obtenir de M. Pillet que les musiciens de l'Opéra fussent payés comme les
externes. M. Pillet s'y refusant:
« — Je comprends et j'approuve les motifs de votre refus, lui dis-je, mais
vous compromettez ainsi l'exécution du concert. En conséquence, j'appliquerai
les cinq cents francs que vous m'accordez au payement de ceux des musiciens de
l'Opéra qui ne refusent pas leur concours.
— Comment, me dit M. Pillet, vous n'auriez rien pour vous, après un labeur qui
vous exténue!...
— Peu importe, il faut avant tout que cela marche; mes cinq cents francs
serviront à calmer les moins mutins; quant aux autres, veuillez ne pas user de
votre autorité pour les contraindre à faire leur devoir, et laissons-les avec
leur vieux général. »
Ainsi fut fait. J'avais un personnel de six cents exécutants, choristes et
instrumentistes. Le programme se composait du 1er acte de l'Iphigénie en Tauride
de Gluck, d'une scène de l'Athalie de Handel, du Dies Irae et du
Lacrymosa de mon
Requiem, de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, de l'adagio, du
scherzo et du finale de Roméo et Juliette, et d'un chœur sans accompagnement de
Palestrina. Je ne conçois pas maintenant comment je suis venu à bout de faire
apprendre en si peu de temps (en huit jours) un programme aussi difficile avec
des musiciens réunis dans de semblables conditions. J'y parvins cependant. Je
courais de l'Opéra au Théâtre-Italien, dont j'avais engagé les choristes
seulement, du Théâtre-Italien à l'Opéra-Comique et au Conservatoire, dirigeant
ici une répétition de chœurs, là les études d'une partie de l'orchestre, voyant
tout par mes yeux et ne m'en rapportant à personne pour la surveillance de ces
travaux. Je pris ensuite successivement dans le foyer du public, à l'Opéra, mes
deux masses instrumentales; celle des instruments à archet répéta de huit heures
du matin à midi, et celle des instruments à vent de midi à quatre heures. Je
restai ainsi sur pieds, le bâton à la main, pendant toute la journée ; j'avais
la gorge en feu, la voix éteinte, le bras droit rompu ; j'allais me trouver mal
de soif et de fatigue, quand un grand verre de vin chaud, qu'un choriste eut
l'humanité de m'apporter, me donna la force de terminer cette rude répétition.
De nouvelles exigences des musiciens de l'Opéra l'avaient d'ailleurs rendue plus pénible. Ces messieurs, apprenant que je donnais
vingt francs à quelques artistes du dehors, se crurent en droit de venir tous m'interrompre,
les uns après les autres, pour réclamer un payement semblable.
« — Ce n'est pas pour l'argent, disaient-ils, mais les artistes de l'Opéra ne
peuvent être moins rétribués que ceux des théâtres secondaires.
— Très-bien! vous aurez vos vingt francs, leur répondis-je, je vous les
garantis; mais, pour Dieu, faites votre affaire et laissez-moi tranquille. »
1. Ce mot, que j'employai sur les affiches pour la première fois à Paris, est
devenu le titre banal des plus grotesques exhibitions : nous avons maintenant des
festivals de danse ou de musique dans les moindres guinguettes, avec trois
violons, une caisse et deux cornets à pistons.
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