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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLIII. Florence. — Scène funèbre. — La bella sposina. — Le Florentin gai. — Lodi. — Milan. — Le théâtre de la Cannobiana. — Le public.— Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens. — Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations. — Rentrée en France. (3/3) > XLIII. Florence. — Scène funèbre. — La bella sposina. — Le Florentin gai. — Lodi. — Milan. — Le théâtre de la Cannobiana. — Le public.— Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens. — Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations. — Rentrée en France. (3/3)
Si je voulais citer, les exemples fameux ne me manqueraient pas; mais, pour ne
raisonner qu'en thèse générale et
abstraction faite des hautes questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont
venues les formes conventionnelles et invariables, adoptées depuis par quelques
compositeurs que Cherubini et Spontini, seuls entre tous leurs compatriotes, ont
repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? Pouvait-il entrer dans
les habitudes d'êtres bien organisés et sensibles à l'expression musicale
d'entendre, dans un morceau d'ensemble, quatre personnages, animés de passions
entièrement opposées, chanter successivement tous les quatre la même phrase
mélodique, avec des paroles différentes, et employer le même chant pour dire : «O
toi
que j'adore... — Quelle terreur me glace... — Mon cœur bat de plaisir... — La
fureur me transporte. » Supposer, comme le font certaines gens, que la musique
est une langue assez vague pour que les inflexions de la fureur puissent
convenir également à la crainte, à la joie et à l'amour, c'est prouver seulement
qu'on est dépourvu du sens qui rend perceptibles à d'autres différents
caractères de musique expressive, dont la réalité est pour ces derniers aussi
incontestable que l'existence du soleil. Mais cette discussion, déjà mille fois
soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement qu'après
avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le sentiment musical de la
nation italienne, je regarde la route suivie par ses compositeurs, comme une
conséquence forcée des instincts du public, instincts qui existent aussi, d'une
façon plus ou moins évidente, chez les compositeurs ; qui se manifestaient déjà
à l'époque de Pergolèse, et qui, dans son trop fameux Stabat, lui firent écrire
une sorte d'air de bravoure sur le verset :
Et mœrebatt
Et tremebat,
Cum videbat,
Nati pœnas inclyti ;
instincts dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria,
Galzabigi et beaucoup d'autres esprits élevés; instincts, dont Gluck, avec son
génie herculéen et malgré le succès colossal d'Orfeo, n'a pu triompher;
instincts qu'entretiennent les chanteurs, et que certains compositeurs ont
développés à leur tour dans le public; instincts, enfin, qu'on ne détruira pas
plus, chez les Italiens, que, chez les Français, la passion innée du vaudeville.
Quant au sentiment harmonique des ultramontains, dont on parle beaucoup, je puis
assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il
est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à
deux voix ; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, la
chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé
de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari
(gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui
n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation, est absolument
impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup d'analogie avec celui
des Turcs.
C'est à Turin que, pour la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les
rues. Mais ces choristes en plein vent sont, pour l'ordinaire, des amateurs
pourvus d'une certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres.
Sous ce rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est
arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue Richelieu retentir
d'accords assez supportables. Je dois dire, d'ailleurs, que les choristes
piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes successives qui, présentées
de la sorte, sont odieuses à toute oreille exercée.
Pour les villages d'Italie dont l'église est dépourvue d'orgue, et dont les
habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est folie d'y
chercher ces harmonies
tant vantées, il n'y en a pas la moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes
gens me parurent avoir le sentiment des tierces et des sixtes en chantant de
jolis couplets, le peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière
burlesque dont il criait à l'unisson les litanies de la Vierge.
En outre, et sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que
je tiens, au contraire, pour les plus innocents hommes du monde en tout ce qui
se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la mélodie de
ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il convient à une
prière adressée à la mère de Dieu, tandis qu'à Tivoli elle a l'air d'une chanson
de corps de garde.
Voici l'une et l'autre; on en jugera.

Ce qui est incontestablement plus commun en Italie
que partout ailleurs, ce sont les belles voix ; les voix non-seulement sonores
et mordantes, mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont
dû, aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà
parlé, faire naître et cette manie de fioritures qui dénature les plus belles
mélodies, et les formules de chant commodes qui font que toutes les phrases
italiennes se ressemblent, et ces cadences finales sur lesquelles le chanteur
peut broder à son aise, mais qui torturent bien des gens par leur insipide et
opiniâtre uniformité, et cette tendance incessante au genre bouffe, qui se fait
sentir dans les scènes mêmes les plus pathétiques ; et tous ces abus enfin, qui
ont rendu la mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rythme, l'instrumentation,
les modulations, le terne, la mise en scène, la poésie, le poète et le
compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.
Et ce fut le 12 mai 1832 qu'en descendant le mont Cenis, je revis, parée de ses
plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan où
serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon enfance, où les
premiers rêves passionnés sont venus m'agiter. Voilà le vieux rocher de
Saint-Eynard... Voilà le gracieux réduit où brilla la Stella montis... là-bas,
dans cette vapeur bleue, me sourit la maison de mon grand-père. Toutes ces
villas, cette riche verdure,... c'est ravissant, c'est beau, il n'y a rien de
pareil en Italie !... Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une
douleur aiguë que je ressentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder
Paris dans le lointain.
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