Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLI. Voyage à Naples. — Le soldat enthousiaste. — Excursion à Nisita. Les lazzaroni. — Ils m'invitent à dîner. — Un coup de fouet. — Le théâtre San-Carlo. — Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes. — Tivoli. — Encore Virgile. (7/7) > XLI. Voyage à Naples. — Le soldat enthousiaste. — Excursion à Nisita. Les lazzaroni. — Ils m'invitent à dîner. — Un coup de fouet. — Le théâtre San-Carlo. — Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes. — Tivoli. — Encore Virgile. (7/7) MM. Bennet et Klinskporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très-vite, et
leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de s'arrêter de
temps en temps, ni de ralentir le pas, je les laissai prendre le devant et m'étendis
tranquillement à l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable
pour les rattraper. Ils étaient déjà fort loin, quand je me demandai en me
relevant : Serais-je capable de courir sans m'arrêter, d'ici à Tivoli (c'était
bien un trajet de six lieues) ? Essayons !... Et me voilà courant comme s'il se
fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les dépasse
; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les aboiements de tous
les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du
regard bienveillant des habitants persuadés que je venais de faire un malheur4.
Bientôt, une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et la
traîner en sautant sur la
gauche. C'était diabolique, mais je tins bon et je parvins à Tivoli sans avoir
interrompu un instant cette course absurde. J'aurais mérité de mourir en
arrivant d'une rupture du cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le
cœur dur.
Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après moi,
ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, parfaitement sain de
corps et d'esprit (et je leur pardonne bien sincèrement d'avoir eu des doutes à
cet égard), ils me prièrent d'être leur cicérone dans l'examen qu'ils avaient à
faire des curiosités locales. En conséquence, nous allâmes visiter le joli petit
temple de Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade,
les cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense stalactite de
cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison d'Horace, sa célèbre
villa de Tibur. Je laissai ces messieurs se reposer une heure sous les oliviers
qui croissent au-dessus de la demeure du poète, pour gravir seul la montagne
voisine et couper a son sommet un jeune myrte. A cet égard je suis comme les
chèvres, impossible de résister à mon humeur grimpante auprès d'un monticule
verdoyant. Puis, comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous
ouvrir la villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, où
retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux monstrueux. Cette
même salle résonna jadis des strophes épicuriennes d'Horace, entendit s'élever,
dans sa douce gravité, la voix mélancolique de Virgile, récitant, après les
festins présidés par le ministre d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses
poèmes des champs :
Hactenus arvorum cultus et sidéra cœli :
Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
Virgulta, et prolem tarda cresceutis olivæ.
Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Esté dont le nom rappelle celui
de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour douloureux qu'elle lui
inspira.
Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le labyrinthe
de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses vastes jardins; le
vallon dont une fantaisie toute-puissante voulut créer une copie en miniature de
la vallée de Tempé; la salle des gardes, où veillent à cette heure des essaims
d'oiseaux de proie; et enfin remplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe
maintenant.
Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!
1. Isidore Flacheron.
2. Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient toujours de
la sorte.
3. Aujourd'hui madame Flacheron.
4. Assassiner quelqu'un.
|