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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXIX. La vie du musicien à Rome. — La musique dans l'église de Saint-Pierre. — La chapelle Sixtine. — Préjugé sur Palestrina. — La musique religieuse moderne dans l'église de Saint-Louis. — Les théâtres lyriques. — Mozart et Vaccaï. — Les pifferari. — Mes compositions à Rome. (3/3) > XXXIX. La vie du musicien à Rome. — La musique dans l'église de Saint-Pierre. — La chapelle Sixtine. — Préjugé sur Palestrina. — La musique religieuse moderne dans l'église de Saint-Louis. — Les théâtres lyriques. — Mozart et Vaccaï. — Les pifferari. — Mes compositions à Rome. (3/3)
J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que je penche
fort à regarder comme un reste de l'antiquité : je veux parler des pifferari. On
appelle ainsi des musiciens ambulants, qui, aux approches de Noël, descendent
des montagnes par groupes de quatre ou cinq, et viennent, armés de musettes et
de pifferi (espèce de hautbois), donner de pieux concerts devant les images de
la madone. Ils sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun,
portent le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. J'ai passé
des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, la tête légèrement
penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la plus vive, fixant un
regard de pieux amour sur la sainte madone, presque aussi immobiles que l'image
qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un grand piffero soufflant la basse,
fait entendre une harmonie de deux ou trois notes, sur laquelle un piffero de
moyenne longueur exécute la mélodie; puis, au-dessus de tout cela deux petits
pifferi très-courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblotent
trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de bizarres
ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort longtemps répétés, une
prière lente, grave, d'une onction toute patriarcale, vient dignement terminer
la naïve symphonie. Cet air a été gravé dans plusieurs recueils napolitains, je
m'abstiens en conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort
qu'on peut à peine
le supporter; mais à un certain éloignement, ce singulier orchestre produit un
effet auquel peu de personnes restent insensibles. J'ai entendu ensuite les
pifferari chez eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien
l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des Abruzzes,
où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches volcaniques, de noires
forêts de sapins formaient la décoration naturelle et le complément de cette
musique primitive. Quand à cela venait encore se joindre l'aspect d'un de ces
monuments mystérieux d'un autre âge connus sous le nom de murs cyclopéens, et
quelques bergers revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en
dehors (costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des
anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Évandre l'Arcadien, l'hôte
généreux d'Énée.
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Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique,
quand on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
antiharmonique à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux : 1° Une ouverture de Rob-Roy,
longue et diffuse, exécutée à Paris un an après; fort mal reçue du public, et
que je brûlai le même jour en sortant du concert; 2° La scène aux champs de ma
symphonie fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans la
villa Borghèse ; 3° Le chant de bonheur de mon monodrame Lelio1 que je rêvai,
perfidement bercé par mon ennemi intime, le vent du sud, sur
les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4° cette
mélodie qui a nom la Captive, et dont j'étais fort loin, en l'écrivant, de
prévoir la fortune. Encore, me trompé-je, en disant qu'elle fut composée à Rome,
car c'est de Sabiaco qu'elle est datée. Il me souvient, en effet, qu'un jour, en
regardant mon ami Lefebvre, l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous
logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur la table
où il dessinait, je le relevai; c'était le volume des Orientales de V. Hugo; il
se trouva ouvert à la page de la Captive. Je lus cette délicieuse poésie, et me
retournant vers Lefebvre : « Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je,
j'écrirais la musique de ce morceau, car je l'entends.
— Qu'à cela ne tienne, je
vais vous en donner. »
Et Lefebvre, prenant une règle et un tire-ligne, eut
bientôt tracé quelques portées, sur lesquelles je jetai le chant et la basse de
ce petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y songeai
plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez notre directeur,
quand la Captive me revint en tête. « Il faut, dis-je à mademoiselle Vernet, que
je vous montre un air improvisé à Subiaco, pour savoir un peu ce qu'il signifie
; je n'en ai plus la moindre idée. » — L'accompagnement de piano, griffonné à la
hâte, nous permit de l'exécuter convenablement ; et cela prit si bien, qu'au
bout d'un mois, M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella
ainsi : « Ah çà! quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que
vous n'en rapporterez pas d'autres chansons, car votre Captive commence à me
rendre le séjour de la villa fort désagréable ; on ne peut faire un pas dans le
palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans les corridors, sans
entendre chanter, ou ronfler, ou grogner : « Le long du mur sombre... le sabre
du Spahis... je ne suis pas Tartare... l'eunuque noir, etc, » C'est à en
devenir fou. Je renvoie demain un de mes domestiques; je n'en prendrai un
nouveau qu'à la condition expresse pour lui de ne pas chanter la Captive. »
J'ai plus tard développé et instrumenté pour l'orchestre cette mélodie qui est,
je crois, l'une des plus colorées que j'aie produites.
Il reste enfin, à citer, pour clore cette liste fort courte de mes productions
romaines, une méditation religieuse à six voix avec accompagnement d'orchestre,
sur la traduction en prose d'une poésie de Moore (Ce monde entier n'est qu'une
ombre fugitive). Elle forme le numéro 1 de mon œuvre 18, intitulée Tristia.
Quant au Resurrexit à grand orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux
académiciens de Paris, pour obéir au règlement, et dans lequel ces messieurs
trouvèrent un progrès très-remarquable, une preuve sensible de l'influence du
séjour de Rome sur mes idées, et l'abandon complet de mes fâcheuses tendances
musicales, c'est un fragment de ma messe solennelle exécutée à Saint-Roch et à
Saint-Eustache, on le sait, plusieurs années avant que j'obtinsse le prix de
l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!
1. J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui sert de
conclusion à la Symphonie fantastique, en revenant de Nice, et pendant le
trajet que je fis à pied, de Sienne à Montefiascone.
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