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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXII. De Marseille à Livourne. — Tempête. — De Livourne à Rome. L'Académie de France à Rome. (2/2) > XXXII. De Marseille à Livourne. — Tempête. — De Livourne à Rome. L'Académie de France à Rome. (2/2) Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile ; telle était
la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l'hôtel de
l'Aquila nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en
apparence, mais qui n'avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du
danger auquel nous venions d'échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine
le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture
habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand'peine
que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; elle
mérite d'être consignée.
Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre le duc de
Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils croyaient toucher déjà
au jour de l'affranchissement de leur patrie. Modène prise, la Toscane entière
se soulèverait; sans perdre de temps on marcherait sur Rome ; la France
d'ailleurs ne manquerait pas de les aider dans leur noble entreprise, etc., etc.
Hélas ! avant d'arriver à Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la
police du grand duc et jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore
; pour les autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les
rangs des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé son
sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.
Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir être
éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était fort inopportun,
et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me rendait encore plus difficile
l'entrée des États pontificaux. On refusa de viser mon passe-port pour cette
destination ; les pensionnaires de l'Académie étaient véhémentement soupçonnés
d'avoir fomenté le mouvement insurrectionnel de la place Colonne, et l'on
conçoit que le pape ne vît pas avec empressement s'accroître cette petite
colonie de révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
après d'énergiques réclamations, obtint du cardinal Bernetti l'autorisation dont
j'avais besoin.
Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris ; je m'étais trouvé
seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne ; je fus l'unique
voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à s'acheminer vers Rome, et
c'est dans cet isolement complet que j'y arrivai. Deux volumes de Mémoires sur
l'impératrice Joséphine, que le hasard m'avait fait rencontrer chez un
bouquiniste de Sienne, m'aidèrent à tuer le temps pendant que ma vieille berline
cheminait paisiblement. Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi,
je ne possédais de la langue italienne que des phrases comme celles-ci : « Fa
molto caldo. Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation
fût d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque et le
manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous arrêtions,
achevait de me faire pester contre l'Italie et la nécessité absurde qui m'y
amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, comme nous venions
d'atteindre un petit groupe de maisons appelé la Stortat, le vetturino me dit
tout à coup d'un air nonchalant, en se versant un verre de vin : « Ecco
Roma, signore! » Et, sans se retourner, il me montrait du doigt la croix de
Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en moi une révolution complète; je ne saurais
exprimer le trouble, le saisissement, que me causa l'aspect lointain de la ville
éternelle, au milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux
devint grand, poétique, sublime : l'imposante majesté de la Piazza del popolo, par laquelle on entre dans Rome, en venant de
France, vint encore, quelque temps après, augmenter ma religieuse émotion; et
j'étais tout rêveur quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur,
s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence. C'était l'Académie.
La villa Medici, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de l'Académie de
France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi ; Michel-Ange ensuite y ajouta une
aile et quelques embellissements; elle est située sur cette portion du Monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d'une des plus belles vues
qu'il y ait au monde. A droite, s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue
des Champs-Elysées de Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence a
baisser, elle est inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de ce
magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept heures, et se
dispersent comme un essaim de moucherons emportés par le vent. Telle est la
crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains le mauvais air, que si un
petit nombre de promeneurs attardés, narguant l'influence pernicieuse de l'aria cattiva, s'arrête encore après la disparition de la foule, pour admirer la pompe
du majestueux paysage déployé par le soleil couchant derrière le Monte Mario,
qui borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûr, ces imprudents rêveurs
sont étrangers.
A gauche de la villa, l'avenue du Pincio aboutit sur
la petite place de la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, et d'où un large
escalier de marbre descend dans Rome et sert de communication directe entre le
haut de la colline et la place d'Espagne.
Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le goût de
Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête académie. Un bois de
lauriers et de chênes verts élevé sur une terrasse en fait partie, borné d'un
côté parles remparts de Rome, et, de l'autre, par le couvent des Ursulines
françaises attenant aux terrains de la villa Medici.
En face, on aperçoit au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, la
triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme pour assombrir
encore ce mélancolique tableau, une ceinture de pins-parasols, en tous temps
couverte d'une noire armée de corbeaux, l'encadre à l'horizon.
Telle est, à peu près, la topographie vraiment royale dont la munificence du
gouvernement français a doté ses artistes pendant le temps de leur séjour à
Rome. Les appartements du directeur y sont d'une somptuosité remarquable; bien
des ambassadeurs seraient heureux d'en posséder de pareils. Les chambres des
pensionnaires, à l'exception de deux ou trois, sont, au contraire, petites,
incommodes, et surtout excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal des
logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que
je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart
des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans
l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé, donnant sur le jardin des
Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le Monte Cavo et le camp
d'Annibal. De plus une bibliothèque, totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux,
mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui
ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté
dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus
d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris un tableau, un dessin, une médaille
ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur
temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que
personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer
l'établissement et à surveiller l'exécution du règlement qui le régit. Quant à
la direction des études, il n'exerce à cet égard aucune influence. Cela se
conçoit : les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si
l'on veut mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder
tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.
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