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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XVIII. Apparition de Shakespeare. — Miss Smithson. — Mortel amour. — Léthargie morale. — Mon premier concert. — Opposition comique de Cherubini. — Sa défaite. — Premier serpent à sonnettes. (3/3) > XVIII. Apparition de Shakespeare. — Miss Smithson. — Mortel amour. — Léthargie morale. — Mon premier concert. — Opposition comique de Cherubini. — Sa défaite. — Premier serpent à sonnettes. (3/3) Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en employant
seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées d'orchestre et de chœur, des
morceaux que j'avais choisis.
Mon programme contenait : les ouvertures de Waverley et des Francs-Juges ; un
air et un trio avec chœur des Francs-Juges ; la scène Héroïque Grecque et ma
cantate la Mort d'Orphée, déclarée inexécutable par le jury de l'Institut. Tout
en copiant sans relâche, j'avais, par un redoublement d'économie, ajouté
quelques centaines de francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je
comptais payer mes choristes. Quant à l'orchestre, j'étais sûr d'obtenir le
concours gratuit de celui de l'Odéon, d'une partie des musiciens de l'Opéra et
de ceux du théâtre des Nouveautés.
La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal
obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule vraiment
bonne sous tous les
rapports, il fallait l'autorisation du surintendant des Beaux-Arts. M. Sosthènes
de Larochefoucault, et de plus l'assentiment de Cherubini.
M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais
adressée à ce sujet: Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet,
entra en fureur.
— Vous voulez donner un concert? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.
— Oui, monsieur.
— Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.
— Je l'ai obtenue.
— M. de Larossefoucault y consent?
— Oui, monsieur.
— Mais, mais, mais zé n'y consens pas, moi; é-é-é-zé m'oppose à ce qu'on vous
prête la salle.
— Vous n'avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque
le Conservatoire n'en dispose pas en ce moment, et que pendant quinze jours elle
va être entièrement libre.
— Mais que zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert. Tout le
monde est à la campagne, et vous né ferez pas dé récette.
— Je ne compte pas y gagner. Ce concert n'a pour but que de me faire connaître.
— Il n'y a pas de nécessité qu'on vous connaisse? D'ailleurs pour les frais il
faut dé l'arzent ! Vous en avez donc?...
— Oui, monsieur.
— A... a... ah!... Et que, que, que voulez-vous faire entendre dans ce concert ?
— Deux ouvertures, des fragments d'un opéra, ma cantate de la Mort d'Orphée...
— Cette cantate du concours que zé né veux pas! elle est mauvaise, elle,.,
elle,- elle né peut pas s'exécuter.
— Vous l'avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger à mon
tour... Si un mauvais pianiste n'a pas pu l'accompagner, cela ne prouve point
qu'elle soit inexécutable pour un bon orchestre.
— C'est une insulte alors, que... que... que vous voulez faire à l'Académie?
— C'est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable, l'Académie a
eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu'on ne
l'exécutera pas. Si, au contraire, elle s'est trompée, on dira que j'ai profité
de ses avis et que depuis le concours j'ai corrigé l'ouvrage.
— Vous né pouvez donner votre concert qu'un dimansse.
— Je le donnerai un dimanche.
— Mais les employés de la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont tous
attassés au Conservatoire, n'ont que ce zour-là pour se réposer, vous voulez
donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les... les... les faire
mourir?...
— Vous plaisantez sans doute, monsieur: ces pauvres gens qui vous inspirent tant
de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une occasion de gagner de
l'argent, et vous leur feriez tort en la leur enlevant.
— Zé né veux pas, zé né veux pas! et zé vais écrire au surintendant pour qu'il
vous retire son autorisation.
— Vous êtes bien bon, monsieur; mais M. de Laroche-foucault ne manquera pas à sa
parole. Je vais, d'ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la
reproduction exacte de la conversation que j'ai l'honneur d'avoir en ce moment
avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes.
Je l'envoyai en effet telle qu'on vient de la lire. J'ai su, plusieurs années
après, par un des secrétaires du bureau des Beaux-Arts, que ma lettre dialoguée
avait fait rire
aux larmes le surintendant. La tendresse de Cherubini pour ces pauvres employés
du Conservatoire que je voulais faire mourir de fatigue par mon concert, lui
avait paru surtout on ne peut plus touchante. Aussi me répondit-il
immédiatement comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de
nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai toujours un
gré infini : « Je vous engage à montrer cette lettre à M. Cherubini qui a reçu à
votre égard les ordres nécessaires. » Sans perdre une minute, après la
réception de la pièce officielle, je cours au Conservatoire, et, la présentant
au directeur : « Monsieur, veuillez lire ceci. » Cherubini prend le papier, le
lit attentivement, le relit, de pâle qu'il était, devient verdâtre, et me le
rend sans dire un seul mot.
Ce fut le premier serpent à sonnettes qui lui arriva de ma main pour répondre à
la couleuvre qu'il m'avait fait avaler, en me chassant de la Bibliothèque lors
de notre première entrevue.
Je le quittai avec une certaine satisfaction, en murmurant à part moi, et assez
irrévérencieux pour contrefaire son doux langage : Allons, monsieur lé
directeur, ce n'est qu'un petit serpent bien zentil, avalez-lé agréablement; é
dé la douceur, dé la douceur! Nous en verrons bien d'autres, peut-être, si vous
né mé laissez pas tranquille!
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