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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (6/6) > LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (6/6) Il y a deux ans, au moment où l’état de la santé de ma
femme, qui laissait encore alors quelque espoir d’amélioration, m’occasionnait
le plus de dépenses, une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais
composer. En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le
premier morceau qui (c’est la seule chose dont je me souvienne) était à deux
temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer
à l’écrire, quand je fis soudain cette réflexion : si j’écris ce morceau, je me
laisserai entraîner à composer le reste. L’expansion à laquelle ma pensée tend
toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d’énormes
proportions. J’emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce
travail. (J’en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette.) Je
ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d’autant.
Puis, quand la symphonie sera terminée, j’aurai la faiblesse de céder aux
sollicitations de mon copiste; je la laisserai copier, je contracterai ainsi
tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties
copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l’ouvrage. Je
donnerai un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais; c’est
inévitable aujourd’hui. Je perdrai ce que je n’ai pas; je manquerai du
nécessaire pour la pauvre malade, et je n’aurai plus ni de quoi faire face à mes
dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où
il doit monter prochainement. Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma
plume en disant : Bah! demain j’aurai oublié la symphonie! La nuit suivante,
l’obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau;
j’entendais clairement l’allegro en la mineur, bien plus, il me semblait le voir
écrit. Je me réveillai plein d’une agitation fiévreuse, je me chantai le thème,
dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement; j’allais me lever...
mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la
tentation, je me cramponnai à l’espoir d’oublier. Enfin, je me rendormis, et le
lendemain, au réveil, tout souvenir en effet avait disparu pour jamais.
Lâche! va dire quelque jeune fanatique à qui je pardonne
d’avance son injure, il fallait oser! il fallait écrire! il fallait te ruiner!
On n’a pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant
une œuvre d’art qui en veut sortir et qui implore la vie! Ah! jeune homme qui me
traites de lâche, tu n’as pas subi le spectacle que j’avais alors sous les yeux,
sans quoi tu serais moins sévère. Je n’ai pas reculé aux jours où l’on pouvait
encore douter des conséquences de mes coups d’audace. Il y avait dans ce temps à
Paris un petit public d’élite, il y avait les princes de la maison d’Orléans et
la Reine elle-même qui s’y intéressaient. Ma femme d’ailleurs était toute
vivante et la première à m’encourager : « Tu dois produire cette œuvre, me
disait-elle, et la faire grandement et dignement exécuter. Ne crains rien, nous
subirons les privations que ces dépenses nous imposeront. Il le faut! va
toujours! » Et j’allais. Mais plus tard, quand elle était là, à demi-morte, ne
pouvant plus que gémir, quand il lui fallait trois femmes pour la soigner, quand
le médecin devait lui faire presque chaque jour une visite, quand j’étais sûr,
mais sûr comme il l’est que les Parisiens sont des barbares, de trouver au bout
de toute entreprise musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je
n’étais pas lâche de m’abstenir, jeune homme, non, j’ai la conscience d’avoir
été seulement humain; et, tout en me croyant aussi dévoué à l’art que toi, et
que bien d’autres, je crois l’honorer en ne le traitant pas de monstre avide de
victimes humaines et en prouvant qu’il m’a laissé assez de raison pour
distinguer le courage de la férocité. Si j’ai cédé peu à peu à l’entraînement
musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée (l’Enfance du Christ), c’est que ma position n’est plus la même, d’aussi impérieux devoirs ne me
sont plus imposés. D’ailleurs, j’ai la certitude de faire aisément et souvent
exécuter cet ouvrage en Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs
villes importantes. J’y vais maintenant fréquemment, j’y ai fait quatre voyages
pendant les derniers dix-huit mois1.
On m’y accueille de mieux en mieux; les artistes m’y témoignent une sympathie de
jour en jour plus vive; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de
Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m’ont comblé de marques d’amitié pour
lesquelles je manque d’expressions de reconnaissance. Je n’ai qu’à me louer du
public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de
la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son
Antigone2
la reine, s’intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du
matin à mes répétitions et d’y rester jusqu’à midi quelquefois, pour mieux
pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se
familiariser avec la nouveauté des procédés! Avec quelle joie, quels
mouvements d’enthousiasme, il m’entretenait de mon ouverture du
Roi Lear :
« C’est magnifique, M. Berlioz, c’est magnifique! votre
orchestre parle, vous n’avez pas besoin de paroles. J’ai suivi toutes les
scènes : l’entrée du roi dans son conseil, et l’orage sur la bruyère, et
l’affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia3!
Oh! cette Cordelia! comme vous l’avez peinte! comme elle est timide et tendre!
c’est déchirant, et si beau! »
La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier
de mettre dans mon programme deux morceaux de Roméo et Juliette, dont
l’un surtout lui est particulièrement cher, la scène d’amour (l’adagio). Le roi
m’a ensuite formellement demandé de revenir l’hiver prochain pour organiser au
théâtre l’exécution de l’œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n’ai
donné encore à Hanovre que des fragments. « Si vous ne trouvez pas suffisantes
les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes
de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s’il le faut, vous serez content. »
De son côté le nouveau
grand-duc de
Weimar m’a dit en me quittant, à la dernière visite que je lui ai faite :
« Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre avec une sincère et
vive admiration; et n’oubliez pas que le théâtre de Weimar vous est toujours
ouvert. » M. de
Lüttichau,
l’intendant du roi de Saxe, m’a proposé la place de maître de chapelle de
Dresde, qui ne tardera pas à être vacante. « Si vous vouliez (ce sont ses
paroles), que de belles choses nous ferions ici! avec nos artistes que vous
trouvez si excellents, et qui vous aiment tant, vous qui dirigez comme si peu de
gens dirigent, vous feriez de Dresde le centre musical de l’Allemagne! » Je ne
sais si je me déciderai à me fixer ainsi en Saxe quand le moment sera venu...
C’est à bien examiner. Liszt est d’avis que je dois accepter. Mes amis de Paris
sont d’un avis contraire. Mon parti n’est pas pris, et la place d’ailleurs est
encore occupée. Il est question de mettre en scène, à Dresde, mon opéra de
Cellini, que cet admirable Liszt a déjà ressuscité à Weimar.
Certainement alors j’irais en diriger les premières
représentations. Au reste, je n’ai pas à m’occuper ici de l’avenir et me suis
peut-être trop appesanti sur le passé, bien que j’aie laissé dans l’ombre
beaucoup de curieux épisodes et de tristes détails. Je finis... en remerciant
avec effusion la sainte Allemagne où le culte de l’art s’est conservé pur; et
toi généreuse Angleterre; et toi Russie qui m’as sauvé; et vous mes bons amis de
France; et vous cœurs et esprits élevés de toutes les nations que j’ai connus.
Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître; je garde et je garderai fidèlement
de nos relations le plus cher souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et
taureaux stupides, quant à vous mes Guildenstern, mes Rosencrantz4,
mes Jago, mes petits Osrick5,
serpents et insectes de toute espèce, farewell, my... friends6; je vous méprise, et j’espère bien ne pas mourir sans vous avoir oubliés.
Paris, 18 octobre 1854.
1. Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet, le
directeur des jeux, m’a
engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival annuel de
Bade, en mettant à ma
disposition pour exécuter mes œuvres, tout ce que je pouvais demander. Sa
générosité, en
pareil cas, a dépassé de beaucoup ce qu’ont jamais fait pour moi les
souverains de
l’Europe dont j’ai le plus à me louer. « Je vous donne carte blanche, m’a-t-il
dit encore cette année, faites venir d’où vous voudrez les artistes dont vous
avez besoin, offrez-leur des appointements qui puissent les satisfaire,
j’approuve tout d’avance. »
2. Le roi de Hanovre est aveugle.
3. Je n’ai jamais vu Henriette dans ce rôle
qui fut une des plus sublimes manifestations de son talent; mais elle m’en a
récité quelquefois des scènes (!!!!). D’ailleurs, je l’avais devinée.
4. Faux amis d’Hamlet.
5. Freluquet de cour, dans Hamlet.
6. Adieu, mes... amis!
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