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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (4/6) > LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (4/6) On conçoit la puissance d’une pareille antithèse, si
toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n’avais-je pas fait à Henriette un
mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j’en
conservais. Qui de nous n’a pas eu une première idylle telle quelle ? Malgré sa
jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m’a seulement
quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.
Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront
bien moins encore, si j’avoue une autre singularité de ma nature : J’éprouve un
vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j’en ai
ressenti pendant longtemps un semblable à l’aspect d’une belle harpe. En voyant
cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m’agenouiller et
l’embrasser!
Estelle fut la rose qui a fleuri dans l’isolement1,
Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses,
et dont, hélas, j’ai brisé bien des cordes!
Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au
moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit; fatigué, brûlé, mais
toujours brûlant, et rempli d’une énergie qui se réveille parfois avec une
violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à
écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je
sais diriger et animer un orchestre, j’adore et je respecte l’art dans toutes
ses formes... Mais j’appartiens à une nation, qui, aujourd’hui, ne s’intéresse
plus à aucune des nobles manifestations de l’intelligence, dont le veau d’or est
l’unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare : sur dix maisons
riches, c’est à peine s’il en est une où l’on trouve une bibliothèque. Je ne
parle pas d’une bibliothèque musicale... Non, on n’achète plus de livres, on
loue, pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de
lecture; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les classes de la
société. Comme on s’abonne chez les éditeurs de musique, pour quelques francs
par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre infini des plates productions
dont les magasins regorgent, quelque chef-d’œuvre du genre que Rabelais a
caractérisé par une si méprisante épithète.
L’industrialisme de l’art, suivi de tous les bas
instincts qu’il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège,
promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d’un
stupide dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l’on
me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit confiée,
celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de gens, pour laquelle
je sois venu au monde.
Je sens bien ce que je pourrais produire en musique
dramatique, mais il est aussi inutile que dangereux de le tenter. D’abord, la
plupart de nos théâtres lyriques sont d’assez mauvais lieux, musicalement
parlant, l’Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite, je ne pourrais
donner l’essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu’en me supposant
maître absolu d’un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre quand je
dirige l’exécution d’une de mes symphonies. Je devrais disposer de la bonne
volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première chanteuse et le premier
ténor, les choristes, les musiciens, les danseuses et les comparses, jusqu’au
décorateur, aux machinistes et au metteur en scène. Un théâtre lyrique, comme je
le conçois, est, avant tout, un vaste instrument de musique; j’en sais jouer,
mais pour que j’en joue bien, il faut qu’on me le confie sans réserve. C’est ce
qui n’arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de mes
ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n’osent pas venir me
siffler dans une salle de concerts, ils n’y manquent pas dans un vaste théâtre
comme l’Opéra; cela arrivera toujours.
J’aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups
des haines soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux
des colères excitées par les tendances de mon style musical; style qui, à lui
seul, est la plus sanglante critique pratique des œuvres de certains hommes
jouissant d’une puissante popularité. Ceux-ci se disant avec raison : « Le jour
où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter seulement des
compositions pareilles, les nôtres n’auront plus de valeur. » J’ai eu la preuve
de ces vérités à Londres, où une bande d’Italiens est venue rendre presque
impossible la représentation de Benvenuto Cellini à Covent-Garden. Ils
ont crié, chuté et sifflé du commencement à la fin; ils ont voulu empêcher même
l’exécution de mon ouverture du Carnaval romain qui servait
d’introduction au second acte et qu’on avait applaudie maintes fois à Londres en
divers concerts, entre autres à celui de la Société philharmonique de Hanover
Square, quinze jours auparavant. L’opinion publique, sinon la mienne, plaçait à
la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M.
Costa,
le chef d’orchestre de Covent-Garden, que j’ai plusieurs fois attaqué dans
mes feuilletons au sujet des libertés qu’il
prend avec les partitions des grands maîtres, en les taillant, allongeant,
instrumentant et mutilant de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui
est fort possible, il a su, en tout cas, par ses empressements à me servir et à
m’aider pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.
Les artistes de Londres, indignés de cette vilenie, ont
voulu m’exprimer leur sympathie en souscrivant, au nombre de deux cent trente,
pour un Testimonial concert, qu’ils m’engageaient à donner avec leur
concours gratuit dans la salle d’Exeter Hall, mais qui néanmoins n’a pu avoir
lieu. L’éditeur Beale (aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis) m’a en outre
apporté un présent de deux cents guinées qui m’était offert par une réunion
d’amateurs, en tête desquels figuraient les célèbres facteurs de piano, MM.
Broadwood. Je n’ai pas cru devoir accepter ce présent si en dehors de nos
mœurs françaises, mais dont une bonté et une générosité réelles avaient
néanmoins suggéré l’idée. Tout le monde n’est pas Paganini.
Ces preuves d’affection m’ont touché beaucoup plus que
ne m’avaient blessé les insultes des cabaleurs.
1. Tis the last rose of summer left blooming
alone (Thomas Moore).
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