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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (6/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (6/8) Je n’en veux citer que deux qu’il m’a été donné
d’observer; c’étaient, je le crains, des cas de mélomanie incurables. L’un de
ces malades est Français, l’autre est Russe.
J’étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le
premier vint frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de
dix-huit ans s’avança tout essoufflé et doublement ému de 1’idée qu’il couvait
et d’une course violente.
« — Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous
asseoir.
— Ce n’est rien... je suis un peu... Je viens... (puis, partant comme un
coup de pistolet): Monsieur, j’ai fait un héritage!
— Un héritage ? je vous en félicite.
— Oui, j’ai fait un héritage, et je viens vous demander si je ferais bien
de 1’employer à me faire compositeur ?
— (J’ouvre des yeux...) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon
Dieu! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire; les pronostics
basés sur des œuvres même
assez importantes sont souvent bien trompeurs. Cependant, si vous m’avez
apporté quelque partition...
— Non, je n’ai pas apporté de partition; mais je travaillerai bien, vous
verrez, j’ai tant de goût pour la musique!
— Vous avez déjà écrit quelque chose, sans doute, un fragment de symphonie,
une ouverture, une cantate ?...
— Une ouverture ?... n... n... n... non; je n’ai pas fait de cantate non
plus.
— Eh bien! avez-vous essayé d’écrire un quatuor ?
— Ah! monsieur! un quatuor!...
— Diable! ne faites pas fi du quatuor, c’est peut-être de tous les genres
de musique le plus difficile à bien traiter, et le nombre des maîtres qui y ont
réussi est singulièrement restreint. Mais, sans chercher si haut, avez-vous à me
montrer une simple romance, une valse ?...
— (D’un air presque offensé) : Oh! une romance!... non, non, je ne fais pas
de ces choses-là.
— Alors, vous n’avez rien fait ?
— Non; mais je travaillerai tant...
— Au moins vous avez terminé vos études d’harmonie et de contre-point, vous
connaissez l’étendue des voix et des instruments ?...
— Quant à cela... quant à cela... non, je ne sais pas l’harmonie, ni le
contre-point, ni l’instrumentation, mais, vous verrez...
— Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est
bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je suppose que
vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez l’écrire sous la
dictée ?
— Que je sais le solfège ? Ah! par exemple... Eh bien... non, je ne connais
même pas les notes, je ne sais rien du tout; mais j’ai tant de goût pour la
musique, j’aimerais tant à être compositeur! Si vous vouliez me donner des
leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour, je travaillerais la nuit. »
Après un assez long silence employé à maîtriser mon
envie de rire, je fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu
encourageant des difficultés qu’il aurait à surmonter pour arriver au talent le
plus médiocre, c’est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique; je
n’oubliai point l’énumération des obstacles qui l’attendaient lors même qu’il
serait devenu un compositeur d’un ordre très-élevé. Rien n’y fit, il m’écouta
d’un air mécontent et impatient, et se retira avec l’intention évidente de
chercher un autre maître pour lui offrir sa vocation et... son héritage. Dieu
veuille qu’il ne l’ait pas trouvé!
L’autre exemple de mélomanie que j’ai à citer n’est
point ridicule, au contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j’ai
parlé tout à l’heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français,
dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m’empressai d’en fixer le
jour et l’heure. Cette fois mon inconnu n’avait pas fait d’héritage, loin de là.
C’était un grand jeune Russe de vingt-deux ans au moins, d’une figure
remarquable, un peu étrange, s’exprimant en termes choisis et avec cette ardeur
fiévreuse et concentrée qui décèle les enthousiastes. Dès ses premières paroles,
je me sentis vivement intéressé.
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