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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (2/5) > A M. Humbert Ferrand. Troisième lettre. Pesth. (2/5) Voilà pourquoi j’ai obstinément refusé de me faire
l’honneur de me présenter à la cour d’Autriche, et pourquoi je suis ainsi
brusquement descendu en Hongrie un beau matin. C’est ici maintenant que doit
avoir place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il s’enveloppait
dans un nuage, comme les dieux d’Homère quand ils avaient à commettre quelque
méchante action; de là interruption de la navigation et nécessité pour les
voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre. C’est bien honnête ce que je
dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la surface de cette plaine immense qui
s’étend de Vienne à Pesth, les simples cailloux sont aussi rares que les
émeraudes; que le sol y est formé d’une fine poussière qu’on dirait tamisée et
qui, détrempée par la pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut
se traîner à grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque
de n’en plus sortir. C’est donc la voie de boue et non la voie de terre que
j’aurais dû dire. Vous jugez des charmes d’un pareil voyage. Mais ce n’est rien
encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s’avise de déborder et de couvrir de ses
ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous barbotions depuis quinze heures
et qu’on s’obstine dans le pays à appeler la grande route. À minuit je
fus tiré de ma somnolence résignée par l’immobilité de la voiture et le bruit
des eaux qui roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à
l’aventure, nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n’osait plus faire un
mouvement.
L’eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans
le coupé m’avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre
pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.
« — Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.
— Monsieur!
— Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer ?
— Oui, monsieur, je le pense! Vous offrirai-je un cigare ? »
Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner
un coup de poing et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer
précipitamment.
L’eau montait toujours.
Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne
court au risque de nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive
droite, dont nous étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à
travers champs, et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien
que c’était fini, et, appelant de nouveau le militaire :
« — Capitaine, avez-vous encore un cigare ?
— Oui, monsieur!
— Eh bien, donnez-le-moi vite, car, pour le coup, nous allons nous noyer
tout à fait! »
Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où
diable allait-il à une pareille heure et par de pareils chemins ?) nous aida à
sortir du lac et donna à notre malencontreux phaëton des indications, grâce
auxquelles il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en
soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l’eau dans la
boue et de la boue dans l’eau, nous parvînmes à Pesth; c’est-à-dire en face de
Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la bonté de nous permettre de le
traverser en barque, faute d’un pont. Sur cette rive droite se trouve une assez
grande ville; je demandai son nom à mon capitaine.
« — C’est Buda, me dit-il...
— Comment! Buda ? sur ma carte d’Allemagne, la ville placée en face de Pesth porte une tout autre désignation. Tenez, voyez, elle s’appelle Ofen.
— Justement, c’est Buda; Ofen est une traduction allemande très-libre du
mot hongrois.
— J’y suis; les cartes allemandes, à ce qu’il paraît sont aussi
ingénieusement rédigées que les cartes françaises. Seulement on devrait mettre
sur les unes : Ratisbonne, prononcez Regensburg, et sur les
autres : Ofen, prononcez Buda. »
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