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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (1/5) > A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (1/5) A M. HUMBERT FERRAND
DEUXIÈME LETTRE
VIENNE (Suite)
Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices
dramatiques devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait
n’en plus vouloir produire, ce n’est pas que les voix de soprano puissantes et
étendues soient, comme les véritables ténors, des diamants hors de prix. Non,
les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même très-exercées;
mais que faire de ces instruments si la sensibilité, l’intelligence et
l’inspiration ne les animent ? C’est des talents dramatiques réels et complets
que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées
du public parce qu’elles chantent d’une façon brillante de brillantes
niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu’elles seraient incapables
d’interpréter dignement leurs œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un
larynx agile; il leur manque l’âme, le cerveau et le cœur; de telles femmes sont
de véritables monstres, et d’autant plus redoutables pour les compositeurs que,
souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse qu’ont bien
des maîtres d’écrire des rôles d’un sentiment faux, qui séduisent le public par
l’éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et
l’abaissement gradué du style, l’anéantissement du sens de l’expression, l’oubli
des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme
et la décrépitude de l’art dans certains pays.
Je ne vous ai point encore parlé de l’orchestre ni des
chœurs du théâtre de Kerntnerthor: ils sont de première force; l’orchestre
surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n’a pas de
supérieurs. Outre l’aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet
orchestre est d’une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse
justesse de l’accord des divers instruments entre eux, autant qu’à l’absence de
toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont
l’ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et
quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu’on les suppose,
produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d’autres
rapports. L’orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les
styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu; ses forte
ne sont jamais du bruit, à moins qu’il n’ait à exécuter quelques-uns de ces
misérables tissus de notes qui le contraignent alors d’être aussi mauvais que
leur auteur. Il est parfait dans l’opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour
achever enfin d’en faire l’éloge, cet orchestre ne contient point de ces
artistes boursouflés de vanité, qui repoussent les justes observations,
regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une
insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l’exécuter.
Nicolaï compte des ennemis à Vienne; c’est fâcheux pour les Viennois, car je le
regarde comme un des plus excellents directeurs d’orchestre que j’aie jamais
rencontrés, et comme un de ces hommes dont l’influence suffit à donner une
supériorité musicale évidente à la ville qu’ils habitent, quand on les entoure
des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur
intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables
pour former un chef d’orchestre accompli. C’est un compositeur savant, exercé,
et susceptible d’enthousiasme; il a le sentiment de toutes les exigences du
rhythme, et possède un mécanisme de mouvements parfaitement clair et précis;
enfin, c’est un organisateur ingénieux et infatigable, ne plaignant ni son
temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu’il fait parce qu’il ne
fait que ce qu’il sait. De là les dispositions morales et matérielles
excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l’assurance
merveilleuse et l’unité d’action de l’orchestre de Kerntnerthor.
Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige
tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts
du Conservatoire de Paris. C’est là que j’entendis la scène d’Obéron dont
je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l’air d’Iphigénie en Tauride :
« Unis dès la plus tendre enfance », assez tristement chanté par Erl, une
belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse, l’incomparable symphonie en
si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité
chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d’ensemble qui font,
pour moi du moins, d’un pareil orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de
l’art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la
musique aujourd’hui.
C’est dans cette grande et belle salle des Redoutes que
Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d’œuvre adorés
maintenant de toute l’Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus
mortel dédain. M. le Comte Michel Wielhorski m’a dit y avoir assisté, en 1820,
et lui cinquantième, à l’exécution de la symphonie en la!!! Les Viennois
se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri!... Pauvres petits
hommes, à qui un colosse était né!... Ils aimaient mieux les nains.
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