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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (1/4) > Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (1/4) DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNEL’AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE
A M. HUMBERT FERRAND
PREMIÈRE LETTRE
VIENNE
Je reviens encore d’Allemagne, mon cher Humbert et à
peine arrivé, j’éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j’y ai fait.
Vous m’avez tant de fois
soutenu dans
l’ardeur de la lutte, aux heures de découragement, rassuré sur l’avenir en lui
comparant le passé; vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un
respect si religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la
puissance de l’art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes et de
mes expériences en Europe, vous intéressera, je l’espère, et ne saurait être
placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni plus intelligent.
Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme, malgré les travaux que
vous accomplissez dans ce coin du monde où une bienveillance royale vous a
ménagé une si douce retraite, la poésie et la musique ne sont jamais, je le
sais, oubliées de vous un seul jour. Votre amour pour ces deux sœurs divines fut
trop profond et trop pur pour n’être pas inaltérable, et je suis sûr que
souvent, du haut des montagnes de votre île, vous prêtez l’oreille aux rumeurs
musicales et littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et
pourtant que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout!
Et que j’envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous
les grands bois d’orangers de l’île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de
la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains
d’Europe, hommes antiques du temps présent! Non nobis Deus haec otia fecit.
Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des
intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poètes et
les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d’un rire strident
et sec aux occasions qu’elle a de satisfaire cet amour étrange; je retrouve la
puanteur de ses infernales chaudières d’asphalte, tempérée par les âcres parfums
de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux,
ses artistes découragés, ses hommes d’esprit fatigués, ses imbéciles
fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts; le même orgue de
Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie,
j’entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes
œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.
En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez
triste, et d’ailleurs je ne suis pas dans une disposition d’esprit qui puisse me
le montrer sous les couleurs de l’arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des
mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le
lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté ? Un
certain malaise de l’âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet,
des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l’inconnu, une inquiétude
inexprimable de l’être tout entier, c’est ce que nous éprouvions. J’ai honte de
l’avouer, mais c’est ce que j’éprouve. Je suis comme au lendemain d’une fête que
m’auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs
dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me
manquent; la fatigue même de ces longues répétitions me manque; ce beau public,
si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque; ces rudes
émotions des grands concerts où, en dirigeant, l’on parle soi-même à la foule
par les mille voix de l’orchestre et des chœurs, me manquent; cette étude des
impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les
tentatives récentes de l’art moderne, me manque; en un mot j’éprouve un tel
malaise de cette immobilité après tant d’action, de ce silence après tant de
clameurs harmonieuses, que je n’ai qu’une idée depuis mon retour, idée qui
m’obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m’embarquer sur un navire au
long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard
voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m’envoie-t-il pas
avant-hier la tentation de l’exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens
amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton! Vous jugez si je l’ai
questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le
Chili, le Pérou, qu’il a visités; avec quelle avidité j’ai examiné tous les
objets rares et curieux qu’il en a rapportés! Je palpitais réellement et, si
j’avais eu un royaume, j’eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en
criant : « Mon royaume pour un vaisseau! » Mais n’ayant ni vaisseau, ni royaume,
je reste dans cette petite ville qui s’étend, au dire de notre charmant poëte
Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu’au faubourg Montmartre, et qu’on nomme
Paris, et je m’y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous
les rythmes imaginables ce vers de Ruy Blas :
« Ah! çà, mais on s’ennuie horriblement ici! »Heureusement le néo-proverbe n’a pas tort, l’ennui
porte conseil, il m’a suggéré un moyen d’oublier Paris sans en sortir; c’est
de revoir par la pensée les lieux éloignés que j’ai parcourus, les artistes
étrangers que j’ai connus, les monuments que j’ai visités, les institutions que
j’ai étudiées, c’est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures
et les jours où le spleen m’oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins
possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement ? Je vous vois d’ici, dormant
à l’ombre d’un bosquet de citronniers, comme l’heureux vieillard du poëte
romain, au doux murmure des abeilles laborieuses qui butinent sur les fleurs
autour de vous; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette
immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n’avez que faire de ma prose. Par
bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches; écoutez :
Je veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous ? de son pays que je
viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck
ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms magiques me feraient
pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence...
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