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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIII. Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir. — Velléités de suicide. — Festival de l’Industrie. — 1022 exécutants. — 32,000 francs de recette. — 800 francs de bénéfice. — M. Delessert préfet de police. — Établissement de la censure des programmes de concert. — Les percepteurs du droit des hospices. — Le docteur Amussat. — Je vais à Nice. — Concerts dans le cirque des Champs-Élysées. (5/9) > LIII. Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir. — Velléités de suicide. — Festival de l’Industrie. — 1022 exécutants. — 32,000 francs de recette. — 800 francs de bénéfice. — M. Delessert préfet de police. — Établissement de la censure des programmes de concert. — Les percepteurs du droit des hospices. — Le docteur Amussat. — Je vais à Nice. — Concerts dans le cirque des Champs-Élysées. (5/9) Quelle nuit nous avons passée l’un et l’autre à la suite de
cette exploration!
Mais il n’y avait plus à reculer.
Le lendemain 1er août, je me rends au bâtiment de
l’exposition vers midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque
d’abord avec une joie à laquelle je n’ose me livrer, le nombre extraordinaire de
voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Élysées. J’entre, je trouve
tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à la lettre. Les
musiciens, les choristes, les sous-chefs d’orchestre et de chœur, vont sans
tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je consulte de l’œil mon
bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d’une rare intelligence, d’une activité
infatigable, et dont l’amitié pour moi, aussi réelle que la mienne pour lui, l’a
fait, en maintes circonstances analogues, me rendre de ces services qu’on
n’oublie jamais; il m’assure que la musique est placée et qu’il ne
manque rien. La fièvre musicale commence à courir dans mes veines; je ne
pense plus au public, ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal
pour attaquer l’ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre,
accompagné d’un long hurlement...
C’était la foule, qui, brisant une barrière et armée des
billets qu’elle venait d’acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en
poussant des cris de joie.
« — Voyez cette inondation! dit un musicien, en me montrant
la salle qui se remplissait tout d’un coup.
— Ah!!! nous sommes sauvés! criai-je, en frappant mon pupitre du plus joyeux
coup de bâton que j’aie jamais donné. Nous allons faire maintenant quelque chose
de beau!
Nous commençons; l’introduction de la Vestale déroule
ses larges périodes; et à partir de ce moment, la majesté, la puissance et
l’ensemble de cette énorme masse d’instruments et de voix, deviennent de plus en
plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient unis comme eussent
fait les concertants d’un excellent quatuor. J’avais deux seconds chefs
d’orchestre : Tilmant, chef d’orchestre de l’Opéra Comique dirigeant les
instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd’hui directeur du
Conservatoire de Marseille, conduisant les instruments à percussion. De plus,
cinq maîtres de chant, placés l’un au centre et les autres aux quatre coins de
la masse chorale, étaient chargés de transmettre mes mouvements aux chanteurs
qui, me tournant le dos, ne pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs
de mesure, qui ne me quittaient jamais de l’œil, et nos huit bras, quoique
placés à de grandes distances les uns des autres, se levaient et s’abaissaient
simultanément avec la plus incroyable précision. De là ce miraculeux ensemble
qui étonna si fort le public.
Les plus grands effets furent produits par l’ouverture du
Freyschutz, dont l’andante fut chanté par vingt-quatre cors; par la prière
de Moïse qu’on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de
vingt-cinq, au lieu d’exécuter des arpèges en notes simples, jouèrent des
arpèges formés d’accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le nombre de
cordes mises en vibrations, semblait porter à cent le nombre des harpes;
par l’Hymne à la France qu’on redemanda également, mais que je m’abstins
de répéter; et enfin par le chœur de la bénédiction des poignards des
Huguenots, qui foudroya l’auditoire. J’avais redoublé vingt fois les soli
de ce morceau sublime, il y avait en conséquence quatre-vingts voix de basse
employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris.
L’impression qu’il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus
rapprochés de l’orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quant à moi,
je fus pris, en conduisant, d’un tremblement nerveux tel que mes dents
s’entrechoquaient, comme dans les plus violents acces de fièvre. Malgré la
non-sonorité du local, je ne crois pas qu’on ait souvent entendu d’effet musical
comparable à celui-là, et j’ai regretté alors que Meyerbeer n’ait pas pu en être
témoin. Ce terrible morceau, qu’on dirait écrit avec du fluide électrique par
une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre
et chanté par les tempêtes.
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