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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LII. Je mets en scène le Freyschütz à l’Opéra. — Mes récitatifs. — Les chanteurs. — Dessauer. — M. Léon Pillet. — Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber. (3/3) > LII. Je mets en scène le Freyschütz à l’Opéra. — Mes récitatifs. — Les chanteurs. — Dessauer. — M. Léon Pillet. — Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber. (3/3) Bah! ni pour moi, ni pour lui, ni pour Rossini, ni pour la
musique, ni pour le sens commun, Duprez, aux représentations de Guillaume
Tell, n’a jamais fait le sol bémol. Les diables ni les saints ne le
feraient pas renoncer à son abominable fa. Il mourra dans l’impénitence
finale.
Serda, la basse, qui dans Benvenuto Cellini avait été
chargé du rôle du cardinal, prétendait ne pouvoir donner le mi b haut
dans son air « À tous péchés pleine indulgence, » et transposant cette note à
l’octave inférieure, il faisait un saut de sixte en descendant au lieu d’un
mouvement ascendant de tierce; ce qui dénaturait absolument la mélodie. Un jour,
il se trouva dans l’impossibilité d’assister à une répétition; on pria Alizard
de l’y remplacer. Celui-ci, avec sa magnifique voix dont on ne voulait pas
encore reconnaître la puissance expressive et la beauté, chanta mon air sans le
moindre changement, à première vue, et de telle sorte que l’auditoire de
choristes qui l’entourait l’applaudit chaleureusement. Serda apprit ce succès et
le lendemain il trouva le mi bémol. Remarquez que ce même Serda, qui
prétendait ne pouvoir donner cette note dans mon air, atteignait non-seulement
au mi naturel, mais au fa dièse haut dans son rôle de Saint-Bris
des Huguenots.
Quelle race que celle des chanteurs!
Je reviens au Freyschütz.
On ne manqua pas de vouloir y introduire un ballet. Tous mes
efforts pour l’empêcher étant inutiles, je proposai de composer une scène
chorégraphique, indiquée par Weber lui-même dans son rondo de piano, l’Invitation
à la valse, et j’instrumentai pour l’orchestre ce charmant morceau.
Mais le chorégraphe, au lieu de suivre le plan tout tracé dans la musique, ne
sut trouver que des lieux communs de danse, des combinaisons banales, qui
devaient fort médiocrement charmer le public. Pour remplacer alors la qualité
par la quantité, on exigea l’addition de trois autres pas. Or, voilà les
danseurs qui se fourrent dans la tête que j’avais dans mes symphonies des
morceaux très-convenables à la danse et qui compléteraient on ne peut mieux le
ballet. Ils en parlent à M. Pillet; celui-ci abonde dans leur sens et vient me
demander d’introduire dans la partition de Weber le bal de ma Symphonie
fantastique et la fête de Roméo et Juliette.
Le compositeur allemand Dessauer se trouvait alors à Paris et
fréquentait assidûment les coulisses de l’Opéra. À la proposition du directeur
je me bornai à répondre :
« — Je ne puis consentir à introduire dans le Freyschütz
de la musique qui ne soit pas de Weber, mais pour vous prouver que ce n’est
point par un respect exagéré et déraisonnable pour le grand maître, voilà
Dessauer qui se promène là-haut au fond de la scène, allons lui soumettre votre
idée; s’il l’approuve je m’y conformerai; sinon je vous prie de ne m’en plus
parler.
Aux premiers mots du directeur, Dessauer se tournant vivement
vers moi, me dit :
« — Oh! Berlioz, ne faites pas cela.
— Vous l’entendez, » dis-je à M. Pillet.
En conséquence il n’en fut plus question. Nous prîmes des
airs de danse dans Obéron et dans Preciosa, et le ballet fut ainsi
complété avec des compositions de Weber. Mais après quelques représentations les
airs de Preciosa et d’Obéron disparurent; puis on coupa à tort et
à travers dans l’Invitation à la valse, qui, ainsi transformée en morceau
d’orchestre, avait pourtant obtenu un très-grand succès. Quand M. Pillet eut
quitté la direction de l’Opéra et pendant que j’étais en Russie, on en vint pour
le Freyschütz à retrancher une partie du finale du troisième acte; on osa
supprimer enfin dans ce même troisième acte tout le premier tableau, où se
trouvent la sublime prière d’Agathe et la scène des jeunes filles, et l’air si
romantique d’Annette avec alto solo.
Et c’est ainsi déshonoré qu’on représente aujourd’hui le
Freyschütz à l’Opéra de Paris. Ce chef-d’œuvre de poésie, d’originalité et
de passion sert de lever de rideau aux plus misérables ballets et doit en
conséquence se déformer pour leur faire place. Si quelque nouvelle œuvre
chorégraphique vient à naître plus développée que ses devancières, on rognera le
Freyschütz de nouveau, sans hésiter. Et comme on exécute ce qu’il en
reste! quels chanteurs! quel chef d’orchestre! quelle lâche somnolence dans les
mouvements! quelle discordance dans les ensembles! quelle interprétation plate,
stupide et révoltante de tout par tous!... Soyez donc un inventeur, un
porte-flambeau, un homme inspiré, un génie, pour être ainsi torturé, sali,
vilipendé! Grossiers vendeurs! En attendant que le fouet d’un nouveau Christ
puisse vous chasser du temple, soyez assurés que tout ce qui en Europe possède
le moindre sentiment de l’art vous a en très-profond mépris.
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