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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Mlle Louise Bertin, septième lettre, Berlin. (2/4) > A Mlle Louise Bertin, septième lettre, Berlin. (2/4) Je commence par le théâtre lyrique; atout seigneur tout honneur!
Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite, il y a trois mois à
peine, par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très-sonore et
bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y occupait pas, comme à Paris,
une place si avancée dans les rangs des auditeurs; il s'étendait beaucoup plus à
droite et à gauche, et les instruments violents, tels que les trombones,
trompettes, timbales et la grosse caisse, un peu abrités par les premières
loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale,
l'une des meilleures que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des
grandes représentations : quatorze premiers, quatorze seconds violons, huit
altos, dix violoncelles, huit contrebasses, quatre flûtes, quatre hautbois,
quatre clarinettes, quatre bassons, quatre cors, quatre trompettes, quatre
trombones, un timbalier, une grosse caisse, une paire de cymbales et deux
harpes.
Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler à leur
tête les frères Ganz (premier violon et premier violoncelle d'un grand mérite)
et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent, de bois, sont aussi fort
bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l'Opéra de
Paris. Cette combinaison est très-avantageuse : elle permet de faire entrer deux
flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le
fortissimo, et adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments de cuivre
qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une belle force et tous
à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l'opinion que j'avais,
il y a peu de temps encore, au sujet de ce
mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à
cylindres, parce qu'ils croient que son timbre n'est plus le même que celui du
cor simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en écoutant les notes
ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor chromatique ou à cylindres
alternativement, j'avoue qu'il m'a été impossible de découvrir entre les deux la
moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor
une objection fondée en apparence, mais qu'il est facile de détruire cependant.
Depuis l'introduction, dans les orchestres, de cet instrument (selon moi
perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des
parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par
ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l'auteur. Ceci est
en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux exécutants et non
point à l'instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains
d'un artiste habile, peut rendre non-seulement tous les sons bouchés du cor
ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il
faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir
de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas
et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par
un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites
bouchées, l'exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne
portent aucune indication.
Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes à
cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant
qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons
bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait
naturellement écartée. On s'est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le
mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour
mon oreille. Or, s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour percevoir
une différence entre les deux instruments, on conviendra, j'espère, que
l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n'est
pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir,
sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle
chromatique de deux octaves et demie d'étendue. Je ne puis donc qu'applaudir à
l'abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd'hui tombées
en Allemagne. Nous n'avons presque point encore en France de trompettes
chromatiques (ou à cylindres) ; la popularité incroyable du cornet à pistons
leur a fait une concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon
avis; le timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de
celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui nous
manquent: Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et
petites, dans tous les tons possibles, usités et inusités, dont l'excellente
sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et
ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On
renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen âge et qui rappellent
exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin.
On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie, on
lui intente des procès ; avec un peu plus d'audace on l'assassinerait. Telle est
la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui
n'inventent rien. Heureusement la protection et l'amitié dont M. le général de
Rumigny a constamment honoré l'habile facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette misérable lutte; mais suffiront-elles longtemps?... C'est au
ministre de la guerre qu'il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et
d'une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par
sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n'ont point
encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tubas (le plus puissant des
instruments graves). Une fabrication de ces instruments va devenir inévitable
pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent
la Prusse et l'Autriche; une commande de trois cents trompettes et de cent
bass-tubas, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.
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