Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (3/4) > A Ernst, cinquième lettre, Dresde. (3/4) Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la première; les
scènes mélancoliques et religieuses d'Harold ont paru réunir de prime-abord
toutes les sympathies, et le même bonheur est arrivé aux fragments de Roméo et
Juliette (l'adagio et la Fête chez Capulet). Mais ce qui a plus vivement touché
le public et les artistes de Dresde, c'est la cantate du Cinq mai,
admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que
l'infatigable M. Winkler avait encore eu la
bonté d'écrire pour cette occasion. La mémoire de Napoléon est chère aujourd'hui
au peuple allemand, presque autant qu'à la France, et c'est sans doute la cause
de l'impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les
villes où je l'ai ensuite fait entendre. La fin surtout a donné lieu, maintes
fois, à de singulières manifestations :
Loin de ce roc nous fuyons en silence,
L'astre du jour abandonne les cieux...
J'ai fait la connaissance, à Dresde, du prodigieux harpiste anglais
Parish-Alvars, dont le nom n'a pas encore la popularité qu'il mérite. Il
arrivait de Vienne. C'est le Liszt de la harpe! On ne se figure pas tout ce
qu'il est parvenu à produire d'effets gracieux ou énergiques, de traits
originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné sous certains
rapports. Sa fantaisie sur Moïse, dont la forme a été imitée et appliquée au
piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses variations en sons harmoniques sur
le chœur des Naïades d'Obéron, et vingt autres morceaux de la même nature, m'ont
causé un ravissement que je renonce à décrire. L'avantage inhérent aux nouvelles
harpes, de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux
cordes à l'unisson, lui a donné l'idée de combinaisons, qui, à les voir écrites,
paraissent absolument inexécutables.
Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l'emploi ingénieux des
pédales, produisant ces doubles notes appelées synonymes. Ainsi il fait avec une
rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces
mineures, parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe au lieu de
représenter, comme à l'ordinaire, la gamme diatonique d'ut bémol, donnent pour
série, dans leur ordre de succession descendante; ut bécarre ut bécarre, la bécarre,
sol bémol sol bémol,
mi bémol mi bémol. Parish-Alvars a formé quelques bons
élèves pendant son séjour à Vienne. Il vient de se faire entendre à Dresde, à
Leipzig, à Berlin, et dans beaucoup d'autres villes où son talent extraordinaire
a constamment excité l'enthousiasme. Qu'attend-il pour venir à Paris?...
On trouve dans l'orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que j'ai
cités, l'excellent professeur Dotzauer; il est à la tête des violoncelles, et
doit prendre seul la responsabilité des attaques du premier pupitre des basses,
car le contrebassiste qui lit avec lui est trop vieux pour pouvoir exécuter
quelques notes de sa partie, et n'a que tout juste la force de supporter le poids
de son instrument. J'ai rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce
respect mal entendu pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à
leur laisser des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à
leurs forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu'à ce que
mort s'ensuive. J'ai dû plus d'une fois m'armer de toute mon insensibilité, et
demander avec une cruelle insistance le remplacement de ces pauvres invalides.
Il y a à Dresde un très-bon cor anglais. Le premier hautbois a un beau son mais
un vieux style, et une manie de faire des trilles et des mordants, qui m'a, je
l'avoue, profondément outragé. Il s'en permettait surtout d'affreux dans le solo
du commencement de la Scène aux champs. J'exprimai très-vivement, à la seconde
répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques; il s'en abstint
malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n'était qu'un guet-apens ; et
le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr que je n'irais pas arrêter
l'orchestre et l'interpeller, lui personnellement, devant la cour et le publie,
recommença ses petites vilenies en me regardant d'un air
narquois qui faillit me faire tomber à la renverse d'indignation et de fureur.
|