Accueil de la bibliothèque > Argot musical
INTRODUCTION
Victor Hugo, en son langage pittoresque, si puissant en ses images, a dit de
l'argot : « C'est toute une langue dans la langue, une sorte d'excroissance
maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a
ses racines dans le vieux tronc gaulois. Selon qu'on y creuse plus ou moins
avant on trouve dans l'argot, au-dessous du vieux français populaire, le
provençal, l'espagnol, l'italien, l'anglais, l'allemand, du roman, du latin,
enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre, édifice souterrain
bâti en commun par tous les misérables.»
Cet argot, dont parle ainsi le grand poète, était celui des gueux et des
pauvres et aussi des poètes gueusards comme Villon. Du XIVe siècle,
il est venu jusqu'à nous, se transformant, se repétrissant, empruntant des mots
nouveaux aux époques qu'il traversait, en abandonnant, le long du chemin,
d'autres qu'on ne connaît plus ou qui, du moins, restent profondément
mystérieux, comme lui-même l'est resté, car, malgré les définitions subtiles et
les dérivés ingénieux, on ne sait encore rien de précis sur son origine.
Mais ne suffit-il pas qu'on l'ait défini, et ce mystère originel ne
convient-il pas aux choses destinées à se fixer sans raison démonstrative dans
l'esprit des peuples? Comme j'interrogeais, un jour, le poète Frédéric Mistral
sur l'étymologie du mot félibre, dans lequel les uns, analystes naïfs, voient «
faiseur de livres» et les autres, plus compliqués, « homme de foi libre, libre
penseur, indépendant, » il me répondit fort simplement : «Félibre est un
mot de pure convention, sans attache certaine avec aucun autre, un signe de
reconnaissance pour un groupe. — Il est bon qu'il y ait ainsi à l'origine des
institutions des vocables obscurs d'où émane pour certains une idée lumineuse. »
Je m'imagine que l'argot, ou pour mieux dire les argots, car il y en a
aujourd'hui autant que de professions ou de groupes humains, sont nés ainsi d'un
simple désir de particularisation, d'un parti pris de créer des formules
comprises d'une seule collection d'êtres et faites, comme un habit d'Arlequin,
de pièces empruntées aux technologies professionnelles ou simplement aux mots
usuels détournés de leur sens.
C'est en somme une langue caricaturale, et si nous la considérons telle qu'il
la faut entendre aujourd'hui, ce n'est plus qu'un jargon.
On ne retrouve, en effet, que très rarement aujourd'hui l'argot, tel qu'il se
parlait à l'époque, par exemple, où Eugène Sue en recueillait dans les
Mystères de Paris de curieux échantillons. Une des dernières traces que j'en
aie vues est encore apparente, je crois, sur la porte battante du grand atelier
où l'Opéra fait peindre ses immenses décors. Là,, un pinceau sans façon, pour
inviter le visiteur à fermer la porte, a écrit : Bouclez la lourde! Cela
est pittoresque et les profanes le comprennent tout de suite.
Cet argot, utilisé par Eugène Sue de la façon vivante que l'on sait, l'auteur
des Mystères de Paris l'avait, détail peu connu, emprunté au Vocabulaire
des langues bigornes, recueilli par F. V. Raspail dans les prisons et publié
dans son Réformateur, en 1835.
En se raffinant, l'argot est devenu assez inintelligible. Celui de nos jours
ne sert qu'aux aimables drôles qui vont de temps en temps faire figure sur les
bancs du Palais de justice; il n'a rien à voir avec celui de ce petit livre, que
son auteur, M. Emile Gouget, a bien voulu me prier de présenter au public.
En vérité, il n'avait que faire de cette présentation, se présentant lui-même
assez clairement, pourvu qu'on l'ouvre au hasard et qu'on en lise deux ou trois
pages. On voit tout de suite ce qu'il est : non point un vocabulaire d'argot
pur, mais une curieuse et amusante collection de mots appliqués arbitrairement,
de tournures conventionnelles, de termes techniques plaisamment détournés de
leur objet et surtout un chapelet d'anecdotes et de réflexions drôles, telles
qu'il s'en échange, à l'orchestre, entre musiciens en belle humeur.
La plupart de ces termes, de ces formules sont lettre morte pour le curieux
qui vit hors du monde de ces grands enfants, qui sont les artistes. M. Emile
Gouget a entrepris de parfaire sur ce point notre éducation, tout en récréant
légèrement notre esprit. Il nous a, dans cette bonne pensée, donné son Argot
musical, dont la préface dira mieux que ces quelques lignes, le véritable
caractère.
Louis Gallet.
|