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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (3/13) > L'enfance (3/13) En mourant, mon père emportait avec lui le gagne-pain de la famille. Je dirai
maintenant comment ma mère, par son énergie virile et son incomparable
tendresse, nous rendit, et au delà, la protection et l'appui du père qui nous
était enlevé.
Il y avait, à cette époque, quai Voltaire, un lithographe nommé Delpech, —
dont le nom se voyait encore longtemps après sur la façade de la maison qu'il
avait habitée.
A peine devenue veuve, ma mère courut chez lui.
— Delpech, lui dit-elle, mon mari n'est plus; me voilà seule avec deux
enfants à nourrir et à élever ; je dois être désormais leur père en même temps
que leur mère ; je travaillerai pour eux. Je viens vous demander deux choses :
comment taille-t-on le crayon lithographique ? comment prépare-t-on la pierre à
lithographier?... Je me charge du reste, et je vous prie de me procurer du
travail.
Le premier soin de ma mère fut d'annoncer qu'elle conserverait et
continuerait le cours de dessin de mon père, si les parents des élèves voulaient
bien y consentir.
Il n'y eut qu'une voix pour saluer la vaillante initiative de cette noble et
généreuse femme qui, au lieu de s'abattre et de s'ensevelir dans sa douleur de
veuve, se relevait et se redressait dans son dévouement et dans sa tendresse de
mère. Le cours de dessin fut donc maintenu et s'augmenta même rapidement d'un
assez grand nombre de nouvelles élèves. Cependant, comme ma mère, tout en
dessinant fort bien, était excellente musicienne, les parents de ses jeunes
élèves de dessin lui demandèrent si elle consentirait à donner également à leurs
filles des leçons de musique.
Devant cette nouvelle ressource pour subvenir aux besoins de la petite
famille, ma mère n'hésita pas. Les deux enseignements marchèrent de front
pendant quelque temps; mais, comme c'était un mauvais moyen de suffire à la
tâche que de succomber à la peine, il fallut bien opter entre les deux
professorats, et ce fut la musique qui resta maîtresse du terrain.
Je n'ai pu conserver de mon père, l'ayant si peu connu, qu'un bien petit
nombre de souvenirs, trois ou quatre au plus; mais ils sont encore aussi nets
que s'ils dataient d'hier. J'éprouve, à les retracer ici, une émotion qu'il est
facile de comprendre.
Au nombre des impressions qui me sont restées de lui, je distingue surtout
son attitude de lecteur attentif, assis, les jambes croisées, au coin de la
cheminée, portant des lunettes, habillé d'un pantalon à pieds en molleton, d'une
veste à raies blanches, et coiffé d'un bonnet de coton tel que le portaient,
d'habitude, les artistes de son temps, et que je l'ai vu porter encore, bien des
années plus tard, par mon illustre el regretté ami et directeur de l'Académie de
France à Rome, M. Ingres.
Pendant que mon père était ainsi absorbé dans sa lecture, j'étais, moi,
couché à plat ventre au beau milieu de la chambre, et je dessinais, avec un
crayon blanc sur une planche noire vernie, des yeux, des nez et des bouches dont
mon père avait lui-même tracé le modèle sur ladite planche. Je vois cela comme
si j'y étais encore, et j'avais alors quatre ans ou quatre ans et demi tout au
plus. Cette occupation avait pour moi, je m'en souviens, un charme si vif que je
ne doute nullement que, si j'avais conservé mon père, je fusse devenu peintre
plutôt que musicien ; mais la profession de ma mère et l'éducation que je reçus
d'elle pendant les années de l'enfance firent pencher la balance du côté de la
musique.
Peu de temps après la mort de mon père dans la maison qui portait et porte
encore aujourd'hui le n° 11, place Saint-André-des-Arts (ou plutôt des Arcs), ma
mère alla s'établir dans un autre logement, non loin de là, rue des
Grands-Augustins, n° 20. C'est de cette époque que datent les premiers souvenirs
précis de mes impressions musicales.
Ma mère, qui avait été ma nourrice, m'avait certainement fait avaler autant
de musique que de lait. Jamais elle ne m'allaitait sans chanter, et je peux dire
que j'ai pris mes premières leçons sans m'en douter et sans avoir à leur donner
cette attention si pénible au premier âge et si difficile à obtenir des enfants.
Sans en avoir conscience, j'avais déjà la notion très claire et très précise des
intonations et des intervalles qu'elles représentent, des tout premiers éléments
qui constituent la modulation, et de la différence caractéristique entre le mode
majeur et le mode mineur, avant même de savoir parler, puisqu'un jour, ayant
entendu chanter dans la rue (par quelque mendiant, sans doute) une chanson en
mode mineur, je m'écriai :
— Maman, pourquoi il chante en do qui plore (pleure) ?
J'avais donc l'oreille parfaitement exercée et je pouvais tenir
avantageusement déjà ma place d'élève dans un cours de solfège, où j'aurais pu
même être professeur.
Toute fière de voir son bambin en remontrer à de grandes jeunes filles en
fait de lecture musicale (et cela grâce à elle seule), ma mère ne résista pas au
désir de montrer son petit élève à quelque musicien en crédit.
Il y avait à cette époque un musicien nommé Jadin, dont le fils et le
petit-fils se sont fait une réputation dans la peinture. Ce Jadin s'était fait
connaître par des romances qui avaient eu de la vogue, et remplissait, si je ne
me trompe, les fonctions d'accompagnateur dans la célèbre école de musique
religieuse de Choron. Ma mère lui écrivit pour le prier de vouloir bien venir la
voir et se rendre compte de mes dispositions musicales. Jadin vint à la maison,
me fit mettre, le visage tourné, dans un coin que je vois encore, se mit au
piano et improvisa une suite d'accords et de modulations, me demandant à chaque
modulation nouvelle :
— Dans quel ton suis-je?
Je ne me trompai pas une seule fois. Jadin fut émerveillé. Ma mère triomphait.
Pauvre chère mère, elle ne se doutait pas, alors, qu'elle développait
elle-même dans son enfant les germes d'une détermination qui devait, bien peu
d'années plus tard, causer sa grande préoccupation au sujet de mon avenir, et
sur laquelle eut déjà, probablement, une grande influence l'audition de Robin
des bois au théâtre de l'Odéon, où elle m'avait emmené quand j'avais six
ans. ***
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