Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLI. Voyage à Naples. — Le soldat enthousiaste. — Excursion à Nisita. Les lazzaroni. — Ils m'invitent à dîner. — Un coup de fouet. — Le théâtre San-Carlo. — Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes. — Tivoli. — Encore Virgile. (5/7) > XLI. Voyage à Naples. — Le soldat enthousiaste. — Excursion à Nisita. Les lazzaroni. — Ils m'invitent à dîner. — Un coup de fouet. — Le théâtre San-Carlo. — Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes. — Tivoli. — Encore Virgile. (5/7) Avant de nous engager tout à fait dans les Abruzzes, nous nous arrêtâmes une
journée à San-Germano, pour visiter le fameux couvent du Monte-Cassino.
Ce monastère de bénédictins, situé, comme celui de Subiaco, sur une montagne,
est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de cette simplicité naïve
et originale qui charme à San-Benedetto, vous trouvez ici le luxe et les
proportions d'un palais. L'imagination recule devant l'énormité des sommes
qu'ont coûtées tous les objets précieux rassemblés dans la seule église. Il y a
un orgue avec de petits anges fort ridicules, jouant de la trompette et des
cymbales quand l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les
plus rares, et les amateurs peuvent admirer dans le choeur des stalles en bois,
sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de la vie
monacale.
Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di Sora,
village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable par une
petite rivière qui forme une assez belle cascade, après avoir mis en jeu
plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un singulier genre
nous y attendait. M. Kl... rn et moi nous avions les pieds en sang, et tous les
trois furieux de soif, harassés, couverts d'une poussière brûlante, notre
premier mot, en entrant dans la ville, fut pour demander la locanda (l'auberge).
« — E......locanda... nonce n'è, » nous répondaient
les paysans avec un air de pitié railleuse. « Ma perô per la notte dove si va?
— E...... chi lo sa? ... »
Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait pas un
brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On n'a pas d'idée de
notre impatience, augmentée encore par le sang-froid et les ricanements de ces manants.
Se trouver dans un petit bourg commerçant comme celui-là, obligés de coucher
dans la rue, faute d'une auberge ou d'une maison hospitalière... c'eût été
fort, mais c'est pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un
souvenir qui me frappa fort à propos.
J'avais déjà passé de jour, une fois, à Isola di Sora; je me rappelai
heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une papeterie. On
nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre embarras, et après un
instant de réflexion, il me répond tranquillement en français, je pourrais même
dire en dauphinois, car l'accent en fait presque un idiome :
« — Pardi ! on vous couchera ben.
— Ah ! nous sommes sauvés ! M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et
entre Dauphinois, comme dit Charlet, l'affaire peut s'arranger. »
En effet, le papetier qui me reconnut exerça à notre égard la plus franche
hospitalité. Après un souper très-confortable, un lit monstre, comme je n'en ai
vu qu'en Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en
réfléchissant qu'il serait bon, pour le reste de notre voyage, de connaître les
villages qui ne sont pas sans locanda, pour ne pas courir une seconde fois le
danger auquel nous venions d'échapper. Notre hôte nous tranquillisa un peu le
lendemain, par l'assurance qu'en deux jours de marche nous pourrions arrivera
Subiaco; il n'y avait donc plus qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon
nous guida à travers les vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur
quelques indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls
notre route.
Veroli est un grand village qui, de loin, a l'air d'une ville et
couvre le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et de jambon cru,
à l'aide duquel nous parvînmes,
avant la nuit, à un autre rocher habité, plus âpre et plus sauvage; c'était Alatri. A peine parvenus à l'entrée de la rue principale un groupe de femmes et
d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec toutes les
marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une maison, ou plutôt un
chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la locanda; malgré tout notre
dégoût, ce fut là qu'il fallut passer la nuit. Dieu! quelle nuit! elle ne fut
pas employée à dormir, je puis l'assurer; les insectes de toute espèce qui
foisonnaient dans nos draps rendirent tout repos impossible. Pour mon compte,
ces myriades me tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un
violent accès de fièvre.
Que faire?... ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri... il fallait
arriver à Subiaco... séjourner dans cette bicoque était une triste
perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on ne savait comment me
réchauffer et que je ne me croyais guère capable de faire un pas. Mes compagnons
d'infortune, pendant que je grelottais, se consultaient en langue suédoise, mais
leur physionomie exprimait trop bien l'embarras extrême que je leur causais pour
qu'il fût possible de s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable;
je le fis, et après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait
disparu.
|