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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (6/7) > POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (6/7) Après l’entier achèvement de cet opéra et avant sa
représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet1
l’opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un
grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août
1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en
scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de Mme la
Grande-Duchesse. Leurs Altesses m’avaient invité à venir en diriger les deux
premières représentations, et me comblèrent comme toujours de gracieusetés de
toute espèce.
Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen
qui, pendant ce séjour à Weimar, m’envoya son maître de chapelle pour m’inviter
à venir diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En
m’avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique, il me
demandait de lui faire un programme instrumental composé exclusivement de mes
ouvrages.
Je lui répondis : « Monseigneur, je suis à vos ordres,
mais puisque votre orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez
former vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu’il vous plaira. » En
conséquence, le prince choisit l’ouverture du Roi Lear, la fête et la
scène d’amour de Roméo et Juliette, l’ouverture du Carnaval romain,
et la symphonie entière d’Harold en Italie. Comme le prince n’avait point
de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar, Mme
Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le prince était bien
changé depuis mon excursion
à Hechingen en 1842; la goutte le torturait au point qu’il ne pouvait quitter
son lit et qu’il ne put même pas assister au concert que j’étais venu organiser.
Cela lui causait un chagrin qu’il ne cherchait pas à dissimuler. « Vous n’êtes
pas un chef d’orchestre, me disait-il, vous êtes l’orchestre même; c’est une
fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici. »
Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une
jolie salle de concerts, d’une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze
fois par an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères
et les plus instruits de l’art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on y
vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même de Bunzlau
et de Dresde et d’une foule de châteaux assez éloignés. L’orchestre n’est
composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés, attentifs, intelligents,
plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M. Seifrids, les dirige et les
instruit avec le talent et la patience les plus rares. Ces artistes, en outre,
ne donnent point de leçons et ne sont exténués, comme les nôtres, ni par le
service des églises, ni par celui des théâtres. Ils sont au prince
exclusivement. Le prince m’avait logé chez lui; le premier jour de répétition un
domestique vint me dire : « Monsieur, l’orchestre est prêt et vous attend. » Je
suis un corridor, j’entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas
encore, j’y trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la
main; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d’accord!! Le pupitre
chef portait la partition du Roi Lear. Je lève mon bras, je commence;
tout part avec ensemble, avec verve et précision; les plus violentes
excentricités rythmiques de l’allegro sont enlevées sans hésitation, et je me
dis, en dirigeant cette ouverture que je n’avais pas entendue depuis dix ou
douze ans : « Mais c’est foudroyant! comment, c’est moi qui ai fait cela ?... »
Il en fut de même pour tout le reste et je finis par dire aux musiciens :
« C’est une plaisanterie, messieurs, nous répétons pour nous amuser, je n’ai pas
la moindre observation à vous faire. » Le maître de chapelle jouait l’alto solo
d’Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rythmique qui
me comblaient de joie; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard
Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je
n’entendis exécuter Harold d’une plus irrésistible manière. Mais l’adagio
de Roméo et Juliette... Ah! comme ils l’ont chanté! nous étions à Vérone,
non à Lœwenberg... À la fin de ce morceau que nous n’avions pas interrompu par
la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à
dominer son émotion, puis s’écria en français : « Non! il n’y a rien de plus
beau! » Alors tout l’orchestre d’éclater en cris, en applaudissements, sur les
violons, sur les basses, les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure.....
Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la
répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert
un public brillant vint remplir la salle; il se montra d’une chaleur extrême; on
voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps.
Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l’estrade,
et, devant l’auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l’ordre de
Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien
gardé, je n’en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et
je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l’orgie d’Harold,
à ma manière, avec fureur; j’en grinçais des dents.
Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner
suivi d’un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts; Richard Pohl me
servait d’interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.
J’aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante
excursion à Lœwenberg; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle
tout l’entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l’un de
ses officiers, m’ont accueilli. J’ajouterai que les dames Broderotti, et le
colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui
souffre de l’entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d’allemand. Je dus
repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n’avait pas pu
quitter son lit, me dit en m’embrassant : « Adieu, mon cher Berlioz, vous
retournez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien,
dites-leur que je les aime. » . . . . .
Je reviens à l’opéra de Béatrice.
1. Directeur des jeux de Bade.
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