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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (5/6) > LIX. Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. — La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. — Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux. (5/6) En Allemagne, sans doute, je n’aurais rien de pareil à
redouter. Mais je ne sais pas l’allemand; il faudrait composer sur un texte
français qu’on traduirait ensuite; c’est un grand désavantage. Il faudrait
aussi, pour écrire un grand opéra, y consacrer au moins dix-huit mois sans
m’occuper d’autre chose, sans rien gagner par conséquent, et sans dédommagement
possible sous ce rapport, puisqu’en Allemagne, les compositeurs d’opéras ne
touchent pas d’honoraires. Encore a-t-on vu dans mon
récit de la
première exécution de Faust en Prusse, ce qu’une inoffensive observation
imprimée dans le Journal des Débats m’avait attiré d’inimitiés parmi les
musiciens de l’orchestre de Berlin.
À Leipzig aussi, bien qu’on entende aujourd’hui ma
musique avec d’autres oreilles qu’au
temps de Mendelssohn
(à ce que j’ai pu voir, et à ce que m’assure Ferdinand David) il y a encore
quelques petits fanatiques, élèves du Conservatoire, qui, me regardant, sans
savoir pourquoi, comme un destructeur, un Attila de l’art musical, m’honorent
d’une haine forcenée, m’écrivent des injures et me font des grimaces dans les
corridors du Gewandhaus quand j’ai le dos tourné. Puis certains maîtres de
chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par-ci par-là à mon égard,
d’assez plates perfidies. Mais cet inévitable antagonisme, joint même à
l’opposition toute naturelle d’une petite partie de la presse allemande1,
n’est rien en comparaison des fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre
moi si je m’y exposais au théâtre.
Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un
vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je
viens de le faire pour ma trilogie sacrée : l’Enfance du Christ. Je
résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère,
jusqu’à la fin2.
Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve
jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me
trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien
(pour parler comme le grand Corneille), je n’aurais pas une femme intelligente
et dévouée capable d’interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la
beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une
âme et un cœur de feu. J’aurais bien moins encore entre les mains le reste des
ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans
contrôle ni observations de qui que ce fût. L’idée seule d’éprouver pour
l’exécution et la mise en scène d’une œuvre pareille les obstacles stupides que
j’ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui
écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté
contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd’hui
excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard,
et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres
agréables et utiles qu’on nomme opéras-comiques et qui se produisent
journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je
n’en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport à ce
caporal qui avait l’ambition d’être domestique. J’aime mieux rester
simple soldat3.
L’influence de Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu’il exerce
par son immense fortune, au moins autant que par les réalités de son talent
éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et par
suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout succès
sérieux à l’Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore peut-être dix
ans après sa mort. Henri Heine prétend qu’il a payé d’avance...4
Quant aux concerts musicaux que je pourrais donner à Paris, j’ai déjà
dit dans quelles conditions je me trouvais placé et quelle était devenue
l’indifférence du public pour tout ce qui n’est pas le théâtre. La coterie du
Conservatoire a d’ailleurs trouvé le moyen de me faire interdire l’accès de sa
salle, et M. le ministre de l’Intérieur est un jour venu, à une
distribution de prix, déclarer à tout l’auditoire que cette salle (la seule
convenable qui existe à Paris) était la propriété exclusive de la Société du
Conservatoire et qu’elle ne serait plus désormais prêtée à personne pour y
donner des concerts. Or, personne, c’était moi; car, à deux ou trois
exceptions près, aucun autre que moi n’y avait donné de grandes exécutions
musicales depuis vingt ans.
Cette société célèbre, dont presque tous les membres
exécutants sont de mes amis ou partisans, est dirigée par un chef et par
un petit nombre de faiseurs qui me sont hostiles. Ils se garderaient donc
bien d’admettre dans leurs concerts la moindre de mes compositions. Une seule
fois, il y a six ou sept ans, ils s’avisèrent de me demander deux fragments de
Faust. Le comité qui avait été alors tant soit peu influencé par
l’opinion de mes partisans de l’orchestre, essaya en revanche de m’écraser en me
plaçant, dans le programme, entre le finale de la Vestale, de Spontini,
et la Symphonie en ut mineur, de Beethoven. Le bonheur voulut que
l’écrasement n’eût pas lieu et que ces messieurs fussent déçus dans leur
attente. Malgré les terribles voisins qu’on lui avait donnés, la scène des
Sylphes de Faust excita un véritable enthousiasme et fut bissée. Mais M.
Girard, qui en
avait fort maladroitement et fort platement dirigé l’exécution, feignit de ne
pas pouvoir trouver dans la partition l’endroit où il fallait recommencer, et,
malgré les cris de bis de toute la salle, il ne recommença pas. Le succès n’en
fut pas moins évident. Aussi, depuis cette époque, la coterie s’est-elle
abstenue de mes ouvrages comme de la peste.
Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul
n’aurait l’idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une
bonne salle de concerts publique; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus
d’en construire une. L’exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble
artiste fit pour moi restera un trait unique dans l’histoire.
Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est
compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du Théâtre. Il
faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou
moins infidèles, faute de répétitions qu’on ne peut payer5,
à des salles incommodes où les exécutants ni l’auditoire ne peuvent être bien
installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par
les théâtres lyriques dont on est obligé d’employer le personnel musical et qui
ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire; il faut subir des
spoliations insolentes de la part de MM. les percepteurs du droit des
hospices, qui ne tiennent aucun compte des frais d’un concert, et viennent
aggraver les pertes de celui qui le donne, en prélevant le huitième de la
recette brute; des appréciations hâtives et nécessairement fausses d’œuvres
vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus
d’une ou deux fois; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup
de temps et beaucoup d’argent. Sans compter la force d’âme et de volonté qu’on a
l’humiliation d’user contre de pareils obstacles. L’artiste le plus puissamment
doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin,
renverse tout ce qu’il rencontre, laisse une trace il est vrai, mais ne doit pas
moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant, en
général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où,
cessant d’être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.
1. Il y a dans cette presse comme dans celle
de Paris, des hommes à idées fixes qui, à l’aspect seul de mon nom sur une
affiche ou sur un journal, entrent en fureur, comme les taureaux quand on leur
présente un drapeau rouge, m’attribuent un petit monde d’absurdités éclos dans
leur petit cerveau, croient entendre dans mes ouvrages ce qui n’y est pas et
n’entendent pas ce qui s’y trouve, combattent avec une noble ardeur des moulins
à vent, et qui, si on leur demandait leur avis sur l’accord parfait de ré
majeur en les prévenant qu’il est écrit par moi, s’écrieraient avec
indignation : « Cet accord est détestable! » Ces pauvres diables sont des
maniaques, il y en a, il y en eut partout et en tout temps de pareils.
2. Hélas! non, je n’ai pas résisté. Je viens
d’achever le poème et la musique des
Troyens,
opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense ouvrage ?... 1858.
3. J’avais pourtant, il y a quelques années,
consenti à écrire une œuvre de ce genre.
Carvalho le
directeur du théâtre Lyrique et qui est aujourd’hui fort de mes amis, s’était
engagé par écrit à me donner, à une époque désignée, un libretto que je devais
mettre en musique pour son théâtre. Un dédit de dix mille francs était stipulé
dans le traité. Quand le moment fut venu, Carvalho ne se souvenait déjà plus de
cet engagement, en conséquence SA PROMESSE NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT
D’AUTRES ET, À PARTIR DE CE JOUR, ETC., ETC.
4. Je crois l’avoir dit
ailleurs, et je
le répète : Meyerbeer a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais, au
plus haut degré, le talent d’avoir du bonheur.
5. La plus ridicule bamboche théâtrale est
répétée au moins pendant un mois presque chaque jour, et j’ai dû produire en
public ma symphonie de Roméo et Juliette après quatre répétitions, et
tant d’autres ouvrages après deux répétitions seulement.
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